Les étoiles sont légion | sense of dirt

les étoiles sont légion kameron hurley

Les étoiles sont légion est un roman de space opera 100% féminin. Publié par la toute neuve collection Imaginaire des éditions Albin Michel, ce roman atypique m’a prise aux tripes, c’est le moins qu’on puisse dire. Suivez-moi dans les bas-fonds des vaisseaux-mondes

Plongée dans les vaisseaux-mondes

Au début on ne comprend pas grand chose. Il y a des vaisseaux-mondes constitués de matière organique, des factions composées de femmes qui se font la guerre. Tout est vivant, ça on l’apprend assez vite : le sol, les murs, les véhicules qui servent aux déplacements et à la guerre dans l’espace entre les mondes. Ça nous cause entrailles, artères, sang, fluides, chair, recyclage… On est plongé là-dedans sans filet de sécurité. Rien n’est familier. En plus, la narratrice principale est amnésique et elle doit recoller les morceaux en même temps que nous.

Les vaisseaux-mondes sont mourants et la guerre fait rage entre les factions pour voler la matière des vaisseaux ennemis, dans le but de survivre plus longtemps en recyclant le contenant et ses habitantes. Mais la Mokshi est un vaisseau-monde bien particulier : il a la capacité de quitter la Légion, une tentative d’échapper à cette déliquescence lente et inéluctable.

A première vue, les bras, jambes et têtes sous la console semblent appartenir à plusieurs personnes, mais je ne m’y laisse pas prendre. Les sorcières sortent de là-dessous, un seul torse sur deux épaisses jambes charnues. Deux autres jambes, vestigiales, leur pendent dans le dos. Cette itération a six bras, dont seuls quatre fonctionnent. La paire la plus petite est accrochée devant sur le torse, sans davantage d’os à l’intérieur qu’une queue vestigiale.

Quête d’identité

Jayd et Zan ont un plan pour s’en emparer. Mais seule Jayd le connait, Zan ayant tout oublié. C’est avec Zan principalement que l’on va remonter la piste, des entrailles du monde à son sommet. Mais ce que Zan va trouver sur le chemin ressemble surtout à une quête de soi : devenir qui elle est pour faire ses choix en toute connaissance de cause. On s’attache à cette guerrière bourrue qui a un cœur plus gros qu’elle derrière sa badasserie (qui n’est cependant pas feinte, autant ne pas s’y frotter). Il y a une hargne de survivre, de protéger ses proches et un infini désir de comprendre ce qui l’a amenée là, le cerveau vide de toute information.

Jayd est plus difficile à aimer. Elle ment, semble jouer double jeu. Il est répété plusieurs fois à Zan de ne pas lui faire confiance. Elle joue le mauvais rôle dans cette histoire, celui de la manipulatrice qui doit cacher ses intentions, celui de la traîtresse qui retourne sans cesse sa veste. Cela en fait cependant un personnage passionnant, plein de contradictions et qui s’en prend plein la gueule également.

Le monstre recycleur patauge lourdement sous la lumière fluctuante dans les déchets du monde : combinaisons hors d’usage, restes de nourriture, pisse mêlée de sang, merde, corps endommagés minces ou corpulents, jeunes ou vieux, mutilés, déformés, mutants ou taillés en pièces, ceux des laissés-pour-compte, des éclopées, des boiteuses, des erreurs, des simplement malchanceuses, des mortes.

Dans cette histoire, on explore le cycle de la vie, pas façon proprette « le Roi Lion », mais dans sa forme la plus crue, la plus poisseuse de sang, d’excréments et de résidus d’accouchement. C’est un monde qui vit et meurt à tous ses étages, de tous ses tentacules, de toutes ses bêtes bourdonnantes ou suintantes, énormes ou minuscules, luminescentes ou créatures de l’ombre et bien sûre des humaines qui l’habitent.

Ce livre est-il fait pour vous ?

Vous vous demandez si ce bouquin est fait pour vous ? Oui c’est spécial, oui c’est un peu très crade, non ça ne plaira pas à tout le monde. Je vous invite à lire les quelques citations pour vous faire une idée du contenu si vous craignez que ce soit trop trash pour vous. Je les ai judicieusement choisies pour leurs qualités gastronomiques. Cela étant, je dois vous dire que personnellement je n’ai pas du tout été dégoûtée par ce contenu. En fait, il fait tant et si bien partie de ce monde qu’il en devient normal.

C’est aussi un livre dans lequel il n’est pas facile d’entrer car peu de choses nous sont expliquées, tout vient petit à petit par l’histoire et l’évolution des personnages. Ce qui me semble être la meilleure façon de faire pour montrer au lecteur qu’on a confiance en son intelligence (à condition que l’auteur en ait le talent)(ce qui est le cas ici). Bref, si vous pataugez dans la boue et les viscères au début, accrochez-vous (à ce qui pend). Pour moi, il y a eu un point de bascule dans les alentours de la page 100, par là, après ça a filé tout seul.

Je vomis et tremble. Das Muni me nourrit de ses mains crochues avec ce qui ressemble à de l’eau – une substance visqueuse. A un moment, en me réveillant, je l’entends grogner en s’accroupissant au-dessus du panier. Il y a ensuite des flocs, des gargouillis. Je me rendors aux cris étouffés d’une créature mutante qu’on laisse se noyer dans son placenta

Ce livre est-il féministe ?

Vous vous posez la question de savoir si un space opera peut se passer de la présence de testicules ? Je vous rassure tout de suite : la réponse est oui, on y survit très bien. Mais je vais aller plus loin. Je pense que ceci n’est pas un hasard ou uniquement parce que la procréation tient une place importante dans ce roman et que les femmes ont un utérus et que donc voilà c’est logique.

Kameron Hurley a écrit une série de textes sur la misogynie dans la culture moderne publiés dans le recueil « The geek feminist revolution ». J’ai lu le texte « We have always fought » et tout ce qu’elle dit dans ce texte est dans Les étoiles sont légion. Elle y parle -entre autres- de l’invisibilisation des femmes soldats : dans de nombreux conflits, on trouve une proportion non négligeable de femmes ayant pris les armes. Mais ces femmes sont systématiquement rendues invisibles parce que quand on parle de « soldat » l’image qui nous vient en tête est l’image d’un homme. Elle revient sur cette histoire de guerrier viking que l’on avait trouvé dans sa tombe avec ses armes et qu’on a cru pendant des années qu’il s’agissait d’un homme alors qu’on avait découvert les ossements d’une guerrière. Elle proclame :

Somebody needs to be the person who says something is wrong. We can’t pretend we don’t see it.

[Quelqu’un doit être la personne qui dit qu’il y a quelque chose qui cloche. On ne peut pas prétendre n’avoir rien vu.]

Je fais l’hypothèse que Les étoiles sont légion sont le résultat de ces réflexions. Non le fait qu’il n’y ait QUE des femmes dans ce livre n’est à mon sens pas du tout un hasard ou spécifiquement lié à l’intrigue. S’il y avait eu des hommes dedans, il y aurait eu comparaison, on aurait été renvoyé à la différence entre les genres, dans nos conceptions de la place de la femme et de l’homme. Le fait qu’il n’y ait que des femmes fait qu’on ne se pose même pas la question de savoir si cela sort de l’ordinaire ou pas, si c’est bien leur place ou leur rôle. Il n’y a pas besoin de se poser la question de savoir s’il faut dire « soldat » ou « femme soldat ». Parce qu’elles sont légion.

Language is a powerful thing, and it changes the way we view ourselves, and other people, in delightful and horrifying ways.

[La langue est une chose puissante, et elle change la façon dont on se perçoit, et dont on perçoit les autres, en bien et en mal.]

Les étoiles sont légion est une histoire vibrante, une quête d’identité à la fois classique dans son cheminement mais originale dans son exécution. C’est crasseux, poisseux mais aussi plein de sentiments passionnés, de haine, d’amour ou d’amitié et de femmes à la fois badass et attachantes. Kameron Hurley est assurément une autrice à suivre, dont le message féministe transparaît dans son roman et ça c’est cool.

Informations éditoriales

Publié pour la première fois chez Saga Press en 2017. Albin Michel Imaginaire pour la traduction française en 2018. Titre original : The stars are legion. Traduit par Gilles Goullet. Couverture par Manchu. 416 pages.
A paraître le 30 octobre.

Pour aller plus loin

Le blog de l’autrice
Texte de Kameron Hurley : We have always fought
Le guerrier viking était une femme : National Geographic.
D’autres avis : Quoi de neuf sur ma pile, Blog-o-livre, L’épaule d’Orion, Les blablas de Tachan, Quel bookan, Cat(s), Books & Rock’n’Roll, ou signalez-vous en commentaire.

44 commentaires sur « Les étoiles sont légion | sense of dirt »

  1. Mysandrie !!!!!!!
    hum pardon :p
    Plus serieusement, tout cet aspect féministe que tu développe me donne envie de le lire du coup alors qu’il ne m’attirait pas trop à la base.. Je le rajoute donc en wishlist 🙂

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    1. Non mais dans le fond tu sais bien que tout ce que je veux c’est que les mâles disparaissent de la surface de la terre et c’est donc pour ça que j’ai aimé ce bouquin.
      Bref… C’est cool, tu m’en vois ravie. !

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