La fracture | La SF de Schrödinger

la fracture nina allanImpressions.

La fracture est un roman écrit par Nina Allan. Publié en 2017 en langue anglaise, il a été traduit en français par Bernard Sigaud et publié en octobre 2019 par les éditions Tristram. Je me suis plongée dans ce récit qui interroge la notion de vérité et de réalité, écrit par une autrice que j’avais envie de découvrir depuis quelques temps et je vous dis tout ce qu’il m’a apporté…

La disparition

En 1994, Julie Rouane, 17 ans, disparaît sans laisser de trace. 20 ans plus tard, elle téléphone à sa sœur, Selena, et après une période de ré-apprivoisement, finit par lui raconter une histoire incroyable.

Bien sûr, cette femme ressemblait à Julie ; pour autant que Selena puisse en juger, mais ce n’était pas tout. C’était plus profond que l’apparence visuelle. C’était viscéral. Grandir aux côtés de quelqu’un vous rendait conscient de son existence – de son odeur, de ses tics et habitudes, de toute sa manière d’être – selon des modes que vous ne pouviez même pas nommer.

La première partie du récit s’attache à nous montrer comment la famille Rouane, père, mère et sœur, a géré la disparition de la fille aînée. Si le récit est centré sur Selena, Nina Allan accorde beaucoup d’importance à nous montrer la disparité de ces réactions, avec une certaine finesse psychologique. Si la mère a décidé que Julie était morte, si le père a quant à lui sombré peu à peu dans la folie dans son obsession à retrouver sa fille, Selena vit sa vie dans une certaine passivité, un attentisme qui la bloque pour prendre des décisions pour elle-même. Elle se laisse porter, sans être ni vraiment heureuse, ni vraiment malheureuse.

Et si le fait de savoir rendait les choses encore pire ? Peut-être valait-il mieux rester dans l’ignorance de ce qui avait pu se passer. Il y avait de bonnes raisons de ne pas aller jusqu’au bout, d’ignorer l’embranchement sur la route et de continuer comme si de rien n’était.

Le récit prend son temps dans cette première partie. L’autrice a en effet besoin de nous faire ressentir de l’empathie pour cette famille en général et pour Selena en particulier. Au travers des récits, anecdotes qu’elle nous raconte et de ses pensées, omniprésentes, elle devient RÉELLE pour nous. De même que le monde dans lequel elle évolue. Par exemple, de nombreuses marques et références culturelles que l’on connait sont citées. Nina Allan a besoin qu’on sache où et quand on est, que ce monde soit RÉEL pour nous. Parce qu’après l’histoire devient invraisemblable pour notre monde mais il faut qu’on adhère à cette partie-là du récit aussi.

La vérité est ailleurs

Pourquoi ? Car la véritable intention de Nina Allan n’est pas que de nous offrir un récit de disparition de jeune fille mâtiné de science-fiction. Elle est de nous interroger sur la notion de réalité et de vérité, de nous balader dans deux histoires parallèles qui se chevauchent partiellement, complètement, pas du tout, on ne sait plus trop, en nous interdisant de considérer l’une comme vraie et l’autre comme fausse. D’autant plus que chacune se fait sans cesse l’écho de l’autre.

C’est quoi la vérité ? Des croyances qui sont vraies pour une personne et qui sont des mensonges flagrants pour une autre. Ou des amusements. Un jeu. Tu connais le concept d’ironie dramatique, n’est-ce pas ?

D’une part, on nous décrit une histoire très réaliste de la disparition d’une jeune femme, un récit que l’on peut facilement se réapproprier tant il est présent dans l’inconscient collectif (par exemple de mon côté je n’ai pas pu m’empêcher de penser à l’Affaire Dutroux qui a ébranlé la Belgique dans les années 90, renforcé sans doute par le fait qu’une des victimes se prénommait… Julie).

D’autre part, Julie (mais est-ce bien Julie ?) nous raconte une histoire science-fictive assez dingue, mais avec autant de détails et de précision que la version initiale.  Dans la seconde partie du roman, le réalisme est renforcé par des inserts de coupures de presse, de documents, de contenus rédactionnels rédigés par les personnages évoluant dans l’univers du roman. Pour les deux versions de l’histoire. Nina Allan se joue de nous, de nos connaissances sur les genres, entre fantastique, science-fiction et littérature purement générale, on ne sait plus trop vers laquelle se tourner.

Dire que ceci ressemble à de l’argent n’est pas la même chose que dire que c’est de l’argent, pas avant que vous l’ayez testé, pas avant que vous sachiez avec certitude de quoi vous parlez. Tant que tous les tests appropriés ne se sont pas révélés positifs, l’identité de la substance que vous avez sous les yeux demeure ouverte – c’est une série de probabilités.

Enchâssement et jeu de dupe

Cette ambiance duelle assez particulière m’évoque assez confusément des souvenirs de ma lecture de La séparation de Christopher Priest et, plus récemment, la saison 1 de The OA  de Zal Batmanglij et Brit Marling . Cette série a par ailleurs de nombreux points communs avec La fracture : il s’agit aussi du récit de la disparition suivie de la réapparition d’une jeune femme des années plus tard et qui raconte une histoire complètement hallucinante à un petit groupe de personnes et que l’on peut décider de croire ou non.

Par ailleurs, Nina Allan propose différentes histoires enchâssées à celle du roman qui viennent soutenir cette dualité de la réalité, un mécanisme qui m’a beaucoup plu :

[il se peut que vous soyez plus confortable de passer les bullet points si vous n’avez pas lu le roman et qu’il est dans vos intentions de le lire prochainement]

  • la rédaction de Julie sur le film Pique-Nique à Hanging Rock, qui raconte l’histoire de la disparition de trois jeunes filles, dont une seule d’entre elles va réapparaître et comment celle-ci va se faire rejeter par ses camarades car elle revient irrémédiablement changée et ne raconte jamais ce qui s’est passé.
  • L’histoire de Jenny et Sheila, racontée par Julie (qu’elle tient elle-même d’une tierce personne, vous avez dit mindblowing?), dans laquelle Sheila est à la fois morte et vivante, selon le point de vue adopté.

Dans l’univers de Jenny, Sheila était encore en vie, elle attendait impatiemment le retour de Jenny pour qu’elles puissent aller diner ensemble dans un bon restaurant et faire le point. Dans notre univers, Sheila était morte et incinérée, elle faisait déjà partie du passé.

  • Le voyage de Francisza, une histoire biographique rédigée par Julie dans laquelle une femme est à la fois une princesse de renom et une bouseuse folle
  • Le serpent dans l’herbe, un roman (qui n’existe pas pour de vrai, au contraire de Pique-Nique à Hanging Rock) qui raconte de façon fictionnelle un événement de la vie de Julie. C’est sans doute le récit enchâssé qui va le plus loin dans le mindblowing et la mise en abîme : le roman nous propose la version romancée de l’histoire du personnage de ce roman.
  • Il y a aussi une histoire de double vérité dans le récit science-fictif de Julie mais je ne l’évoquerai pas ici.

Je ne sais pas vous, mais moi, ce genre de subtilité, ça me rend carrément extatique. Je trouve que Nina Allan pousse loin et de manière extrêmement cohérente son propos. Un propos qui me touche particulièrement et qui fait fort écho avec ma personnalité. Je regarde souvent les gens qui ont l’assurance de leurs vérités avec à la fois admiration et circonspection. Parce que je passe beaucoup de temps à remettre en question mes croyances, connaissances, aspirations et idéaux, ayant bien souvent du mal à choisir parce que la réalité me parait si pleine de nuances et de complexité qu’il est difficile de la simplifier avec un avis tranché.

Se jouant subtilement des genres, La fracture est un récit qui interroge notre sens de la réalité et notre notion de la vérité. Nina Allan nous présente deux versions du même événement, à savoir la disparition de Julie Rouane, avec un tel réalisme qu’il devient impossible de renoncer à l’une des versions. Souhaitez-vous plonger dans le désarroi du non choix ? Alors ce livre est fait pour vous.. 

Informations éditoriales

Roman écrit par Nina Allan. Publié pour la première fois en langue anglaise en 2017. 2019 pour la publication en français aux éditions Tristram. Traduit par Bernard Sigaud. Titre original : The Rift. Conception de couverture thierrydubreilgraphiste.fr ; illustration Tissen / Shutterstock. 406 pages.

Pour aller plus loin

Mes impressions : La séparation, Christopher Priest.
Une interview de Nina Allan dans Libération. Une autre dans Le Point.
D’autres avis : Un papillon dans la Lune, Quoi de neuf sur ma pile ?, Books Moods and More, Chroniques des imposteurs, 233°C, Les lectures du Maki, ou signalez-vous en commentaire.

20 commentaires sur « La fracture | La SF de Schrödinger »

  1. Excellent billet, c’est exactement ça. Heureusement que j’ai déjà écrit mes bafouilles personnelles, sinon je n’aurais plus rien osé écrire après t’avoir lu.
    En terminant le roman, je me suis « juste » dit que c’était bien, le trouvant notamment moins fou que « La Course » – les affres des attentes et de la comparaison. Et depuis il ne cesse de grandir en moi et j’en suis arrivé à le qualifier d’excellent. Parce que tout est maîtrisé. Tout a un sens. La construction est sublime, tout comme la réflexion proposée. Un grand livre.

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    1. Rhooo, bah j’ai hâte de la lire :p
      J’ai eu un peu un cheminement similaire au tien, surtout que quand je l’ai refermé je penchais sur une des hypothèses. J’y ai beaucoup repensé depuis et suis revenue sur comment j’ai pris le livre, et qui correspond beaucoup plus à ce que j’ai ressenti tout au long de ma lecture (beaucoup de questions, beaucoup d’hypothèses certaines plus fumeuses que d’autres et pas de réponse) plus que juste la fin et là en effet le bouquin en devient génial. Comme tu dis tout a un sens. D’ailleurs je t’invite à aller lire le billet de Chroniques des imposteurs en lien à la fin de mon billet, car il échafaude une réflexion complémentaire sur la notion de fracture, avec des éléments qu’on repère en cours de lecture.

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