Les abysses | Se souvenir

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Les abysses est un roman de Rivers Solomon paru en septembre 2020 aux éditions Aux Forges de Vulcain. Il a été traduit de l’anglais (US) par Francis Guévremont. On plonge dans les abysses avec Yetu, qui porte tout le poids du passé de son peuple et qui en souffre terriblement.

Souvenances traumatiques

Yetu est historienne. Pour les Wajinrus, cette vocation a une consonnance particulière car ce peuple est sans mémoire. L’Histoire de ce peuple est portée par une personne en particulier et celle-ci la transmet une fois par an au travers du Don de Mémoire. Les Wajinrus réceptionnent ces « souvenances » pour presqu’aussitôt les oublier… jusqu’à l’an prochain. Le reste de l’année l’historienne vit avec ces souvenances qui la submergent et la tiennent éloignée du monde réel, au péril de sa vie.

-C’était comme un rêve, dit Yetu.
Elle avait mal à la gorge, elle pleurait sans arrêt depuis plusieurs jours, s’étant égarée dans la souvenance d’un des premiers Wajinrus.
– Alors réveille-toi, dit Amaba.
Incipit

Il faut dire que ces souvenirs sont particulièrement violents. En effet, les Wajinrus sont les descendants des femmes enceintes jetées par dessus bord des navires négriers et dont les fœtus ont survécu en s’adaptant au mode de vie sous-marin.

Nous suivrons d’une part le récit de Yetu, dans le présent, qui finit par fuir la pression indicible qui pèse sur elle et qu’elle ne supporte plus ; d’autre part, nous sera racontée la mythologie autour de ces fœtus sortis du ventre de leur mère pour se retrouver dans celui de la mer.

C’était leur histoire. Leur existence avait commencé ainsi : en se noyant.

Mémoire collective

Ce roman montre toute l’ambivalence de la mémoire traumatique, qui est à la fois nécessaire et insupportable. Elle est à la fois une bénédiction et une malédiction. Un bénédiction car elle permet de conserver les souvenirs de plusieurs générations avec une rare acuité.

Mais elle est aussi une malédiction car ces souvenirs sont portés par un seul individu à qui il incombe une responsabilité immense et un très lourd fardeau. Un processus qui n’est pas sans m’évoquer celui d’enfant-symptôme, en psychologie systémique et familiale, qui explique comment les symptômes d’un membre de la famille peut être la conséquence des dysfonctionnements familiaux. Ou encore la nouvelle Ceux qui partent d’Omelas d’Ursula K. LeGuin.

La survie de son peuple dépendait de sa propre souffrance. Ce n’était pas le but, personne n’avait voulu que ce soit ainsi, mais c’était ainsi.

La situation est bien entendu intenable, au moins pour Yetu puisque les autres ne se rendent pas compte de la portée de sa souffrance. Quelle solution peut être trouvée pour la soulager et lui permettre de vivre sa vie et non pas celle de ces souvenances collectives qui la noyent ? C’est ce que nous raconte Les abysses.

Résilience

Le roman porte en lui une grande résilience. Elle est de 2 types : interne au récit et externe.

La résilience interne est celle de ces fœtus libérés dans l’eau et qui parviennent à s’adapter à la vie sous-marine. Dans toute forme de résilience, il faut des ressources. Dans un premier temps il s’agira des baleines nourricières, dans un second le rassemblement des enfants éparpillés au travers de l’océan immense pour devenir un peuple uni. Il y a aussi l’incroyable résilience de Yetu qui fuit une situation qui menace de la tuer, qui va faire des rencontres marquantes, cheminement personnel faisant, qui vont l’amener à se poser les bonnes questions au sujet de son peuple.

La résilience externe est celle de Rivers Solomon et des créateurices de ce mythe afrofuturiste issu initialement du groupe musical Drexciya. Iels se réapproprient ce traumatisme en construisant un mythe autour de lui et en le partageant au travers de leur art. La postface par le groupe de hip-hop clipping (qui ont eux-mêmes une grande part dans la création de ce mythe) est très éclairante à ce sujet.

On ne peut plus douter de notre présence. Nous sommes le choeur des abysses. Wajinrus. Nous ne sommes plus zoti aleyu. Nous sommes plus vastes et plus beaux que suggère ce nom. Nous sommes un chant, nous sommes unis.

Nous nous souvenons.

Les abysses nous montre toute l’ambivalence qu’il y a à supporter et à transmettre une mémoire traumatique, la difficulté de la transmission collective et individuelle, la tentation de l’oubli et les dangers de l’hypermnésie. Ce roman parle aussi de la résilience d’un peuple et de réappropriation culturelle. Fort, poignant et original.

Informations éditoriales

Roman écrit par Rivers Solomon. Publié initialement en 2020. 2020 pour la traduction française aux éditions Aux Forges de Vulcain. Traduit par Francis Guévremont. Titre original : The Deep. Illustration de couverture par Elena Vieillard. 200 pages.

Pour aller plus loin

Mes impressions : L’incivilité des fantômes par Rivers Solomon.
D’autres avis : Un papillon dans la Lune, Les chroniques du chroniqueur, Quoi de neuf sur ma pile (lu en VO), Les lectures de Shaya, Le monde d’Elyandhra, Au pays des cave trolls, Le Bibliocosme, Fourbis & Têtologie, Les pipelettes en parlent, 233°C, ou signalez-vous en commentaire.

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Dans un lieu souterrain ou sous-marin

29 commentaires sur « Les abysses | Se souvenir »

  1. Ah, enfin une chronique qui ne souligne pas la trop grande brièveté de l’œuvre et une petite déception. Tu as trouvé que ça aboutissait suffisamment du coup, sans frustration ?
    Je trouve l’idée de départ du livre très intelligente, et ton billet me fait dire que ses réflexions le sont tout autant. Je le lirai.

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    1. Alors pour le coup pas du tout. J’ai vraiment pris ce roman comme une source de réflexion sur des sujets auxquels on réfléchit déjà mais pas forcément sur cette thématique (sur ce genre de question, on est plus habitué à voir traiter le nazisme que le commerce d’esclaves)?Ca fait voir les choses d’un autre point de vue, ça me plait bien.

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  2. Intéressant, intéressant. Comme je disais chez Shaya la semaine dernière, je vais lire l’Incivilité des fantômes à un moment donné car on me l’a offert; je verrai si je continue avec Rivers Solomon.

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    1. Merci 🙂
      Je me rappelle, tu l’as chroniqué il y a longtemps. J’avais pas lu car je savais que j’allais lire le livre. Je vais rajouter le lien de ton billet.
      (by the way si jamais : l’adresse url sous ton pseudo quand tu postes des comm mène vers un blog qui n’existe pas)

      Aimé par 1 personne

  3. Merci pour ton analyse très intéressante. Comme tu l’as vu, je n’ai pas trop accroché au récit même si les thèmes traités sont importants et restent trop peu évoqués.

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  4. J’étais justement sur un roman mémoriel sur la ségrégation et cela interroge aussi sur la résilience. Le sujet que tu décris bien paraît ardu et en même temps passionnant. Je ne sais pas si mon esprit perturbé en ce moment serait à même de pénétrer cet univers mais ça m’interpelle.

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  5. Je suis un peu partagée, les thématiques m’intéressent mais je suis pas sûre que j’accroche. J’y viendrais peut-être mais pas tout de suite, j’ai pas l’état d’esprit pour en ce moment.

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