Aucune terre n’est promise | Aucune réalité n’est compromise

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Aucune terre n’est promise est un roman écrit par l’auteur israëlien Lavie Tidhar. Traduit de l’anglais par Julien Bétan, le roman est publié en français chez mu, en janvier 2021. On accompagnera Lior Tirosh, un médiocre écrivain de polar et de fantasy, qui rentre dans son pays d’origine, la Palestina.

L’auteur comme créateur de réalités

Dans un texte d’introduction à son roman, Lavie Tidhar explique s’être inspiré d’une anecdote historique pour poser son récit : une expédition  dans la région Uasin Gishu en Afrique orientale mandatée par Theodor Herzl, leader du mouvement sioniste, et menée par Nahum Wilbush, au début du siècle dernier. Le but de cette expédition était d’explorer la possibilité pour le peuple juif de s’installer sur ce territoire à la frontière de l’Ouganda. Comme nous le savons, l’Histoire n’a pas emprunté ce chemin… Tout du moins dans notre réalité.

Lavie Tidhar imagine une situation où dans laquelle cet état en Afrique Orientale a bel et bien été créé. Il s’appelle Palestina et se situe entre l’Ouganda et le Kenya, à la pointe du lac Victoria. C’est précis, il y a même une carte en début de roman. L’état d’Israël, quant à lui, n’existe pas. Tout du moins dans cette réalité.

Le récit commence de façon plutôt classique, comme l’aventure d’un homme, Lior Tirosh, écrivain médiocre selon ses termes, qui rentre au pays après des années passées à l’étranger, à tel point qu’il lui est devenu étranger. 

Il comprit qu’il ne connaissait pas cette ville. Il était parti trop longtemps et le monde qu’il pensait familier avait disparu, remplacé par une chose aussi mystérieuse qu’étrangère.

Très rapidement, il va se retrouver confronté à des évènements qui sortent de l’ordinaire : le voilà accusé du meurtre d’un ami d’enfance venu lui parler de la disparition de sa nièce dans sa chambre d’hôtel. Mais aussi et encore plus inquiétant, la réalité semble s’effriter : on le regarde de travers dans la rue quand il décroche son portable, comme si les gens ne savaient pas ce que c’était ; il peine à se rappeler qui est cette Elsa au bout du fil…

Le roman comme carrefour

Ce roman est un carrefour. Ce n’est pas pour rien qu’il débute dans un aéroport, lieu de passage anonyme où les individus se croisent pour emprunter des chemins différents.

Le vol venu de Berlin avait du retard. Tirosh traînait près de la porte d’embarquement, emmitouflé dans un manteau léger. Les lignes de l’aéroport étaient froides et nettes. Le parquet luisait. Les baies vitrées laissaient entrer une lumière grise, diffuse. Tirosh regardait passer les gens.
Dans un aéroport les voyageurs flottent hors du temps. Leurs vêtements ne correspondent pas à leur géographie, leur bronzage – ou son absence – ne correspond ni à l’ensoleillement ni à la saison. Leurs langues venues de nulle part, se rendent ailleurs, emportant toujours avec elles l’odeur d’autres endroits, plus réels ; écume et pluie chaude, graisse grillée, fleurs écrasées.
(incipit)

Carrefour narratif par ses points de vue étonnants : d’une classique narration à la troisième personne omnisciente, on bascule soudainement à un récit à la première personne pour se rendre compte que cette première personne est celle qui nous parle depuis le début, pour encore basculer vers un récit à la deuxième personne où toujours cette même personne s’adresse à une troisième. Dans un récit divisé en 9 parties, 3 x 3 donc.

Il n’y avait aucune raison que Tirosh sache qui j’étais – pas à ce moment-là.

Carrefour scénaristique avec ses pistes multiples, à la fois fausses et vraies. Une fois la mise en place effectuée, on se dit qu’on est dans un roman d’enquête, un écrivain raté qui se transforme en détective privé pour chercher sa nièce disparue, dans un monde uchronique. Mais la trame de la réalité se brouille nous montrant les scénarios multiples, les réalités parallèles, l’enquête n’est pas celle que l’on croit.

Qu’était l’Histoire, songea-t-il , sinon une tentative humaine d’imposer un ordre au chaos, de donner un sens à une série d’évènements en réalité absurdes ? La causalité lui échappait. Dans les romans policiers, comme dans l’Histoire, un ordre devait être imposé : les indices passés au crible, les témoins interrogés, les conspirateurs démasqués, les meurtriers traduits en justice. le problème était que chacun avait sa propre version des faits. Le même endroit pouvait porter plusieurs nos : Jérusalem, Ursalim, Yerushalaïm. Chaque nom était lié à une Histoire différente, concurrente. Que se passait-il, se demanda Tirosh, quand les gens devaient partager la même terre ? Le même endroit, avec des noms différents ; les mêmes batailles, avec des issues différentes.

Carrefour identitaire qui interroge la schizophrénie perpétuelle d’un peuple qui pour trouver sa place, sa « terre promise » ou son « asile de nuit », doit forcément la prendre à un autre et en faire un peuple apatride, lui-même en quête d’un refuge. Comment on peut être résolument en opposition avec une telle situation et en même temps profiter des avantages qu’elle procure ?

Une sorte d’angoisse existentielle, un déchirement de l’esprit entre deux souvenirs incompatibles. Imaginez que vous soyez une chose et, en même temps, quelque chose de complètement différent, les deux essayant de coexister. C’est la condition juive, me dis-je parfois : toujours être une chose et une autre, ne jamais trouver sa place. Nous sommes les grains de sable qui irritent la coquille d’huître du monde.

L’auteur a matérialisé cette identité contradictoire et des différents positionnements possibles par la co-existence de plusieurs réalités normalement incompatibles, pour nous montrer le désarroi de celui qui doute, qui ne sait sur quel pied danser à tel point qu’il finit par ne plus savoir qui il est ni où trouver sa place.  A la fin, il n’y a pas d’autre choix que de choisir, ou devenir fou à la frontière des réalités.

Lorsque Leonid partit enfin, Tirosh se surprit à l’envier, d’une étrange manière. Avoir des convictions, croire aussi fermement à un ensemble de valeurs, à un point de vue unique ; n’avoir aucun doute, songea-t-il, devait être quelque chose de merveilleux. Il n’était pas comme ça, ne pouvait pas vivre ainsi. Il doutait en permanence, déchiré par le moindre choix : là où les autres avaient des certitudes, il restait indécis, sans savoir quelle était la bonne manière d’agir, si elle existait seulement.

Vu mes connaissances somme toute assez scolaires de cette problématique, ces questionnements auraient pu me sembler fort lointains et que je lise ce roman en me sentant moyennement concernée. Mais la façon dont l’auteur a agencé son roman, sa construction si particulière, ses trois personnages, tout cela rend l’ensemble très concret. On sent viscéralement cette incongruité, nous autorisant l’empathie et la transposition à d’autres situations si on le souhaite. 

En interrogeant la condition juive et le sionisme, l’auteur nous embarque dans un intense périple qui explore la multiplicité des réalités et des identités. On pourra puiser dans les différents niveaux de lecture pour y chercher ses propres réflexions. Aucune terre n’est promise est un roman tout à fait singulier que je recommande.

Informations éditoriales

Roman écrit par Lavie Tidhar. Publié en 2018. 2021 pour la traduction française chez mu. Traduit de l’anglais par Julien Bétan. Titre original : Unholy land. Couverture par Kévin Deneufchatel. 259 pages.

Pour aller plus loin

Lire une interview de l’auteur sur ActuSF.
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30 commentaires sur « Aucune terre n’est promise | Aucune réalité n’est compromise »

  1. Ça donne fortement envie. La chronique de TmbM m’avait forte impression récemment et tu viens confirmer tout cela. Avec tant de carrefours, j’espère juste ne pas me perdre en chemin, mais je pense ne pas faire fausse route en pensant que ça me plaira.

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  2. Uchronie intéressante surtout que je connaissais les « recherches » d’Hertzl pour trouver une terre d’accueil. Des îles ont même été envisagées et vite oubliées, et l’Argentine (paradoxal quand on sait ce qu’il advint des années plus tard en amérique du sud). Ce qui semble intéressant ici n’est pas forcément l’histoire uchronique en elle-même mais la réflexion autour de cette quête d’un peuple et de ses relations avec ses voisins…Et quelque part, ça serait aussi un de l’humanité face à la nature. Peut-on cohabiter ou doit-on s’imposer.
    L’acceptation d’un tel récit et d’une telle réflexion ne pouvait-elle se faire qu’à travers une Uchronie quand la remise en cause du sionisme est qualifiée par certain d’Antisémitisme (je ne reviendrai pas sur l’étymologie de ce mot …) ?

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  3. Ça me fait penser à un autre roman de l’auteur, Osama, qui était aussi dans ce même registre. Je me rappelle avoir un peu décrochée mais la thématique de celui-ci m’intéresse quand même, je me le note 🙂

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  4. Ce roman me laissait perplexe, surtout à cause de ma faible connaissance du sujet mais il semble de plus en plus intriguant, je vais certainement me laisser tenter 🙂

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    1. Je ne connais rien au sujet non plus, je suppose qu’on peut lire le bouquin différemment si on connait mais ça n’empêche rien. Au contraire, j’ai l’impression d’avoir vraiment compris ce qu’on pouvait ressentir dans une telle situation, de vivre dans un pays qu’on a pris à quelqu’un d’autre.

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  5. Cela semble être un roman qui ouvre un chemin de réflexion à la fois intime, celui de l’auteur mais aussi permet à qui le veut d’être interpellé par ce qui est dit à travers cette histoire.

    Peut-être un jour.

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