Le créateur de poupées | Déjouer les attentes

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Le créateur de poupées est un roman écrit par Nina Allan et publié en français à l’occasion de la rentrée littéraire 2021 chez Tristram. Il a été traduit de l’anglais par Bernard Sigaud. J’avais adoré La Fracture, son précédent roman, je me suis donc plongée à nouveau dans les méandres de l’imagination de Nina Allan avec cette nouvelle parution.

3 niveaux narratifs

Andrew grandit assez isolé et ostracisé par les autres enfants du fait de sa petite taille : il est atteint de nanisme. Enfant, il se prend de passion pour les poupées et elle ne le quittera plus. Ayant finalement trouvé sa place dans le monde comme créateur de poupées reconnu, il reste très solitaire. Un jour il répond à une annonce dans une revue spécialisée sur les poupées et entreprend une correspondance avec Bramber. Au fil des échanges, il tombe amoureux et décide, sans l’en avertir, de la rejoindre alors qu’elle est résidente d’une sorte d’hôpital psychiatrique depuis longtemps. Très longtemps.

Nina Allan, spécialiste de l’enchâssement et des inserts dans le texte nous propose un récit construit sur 3 niveaux :

  • le récit principal ou les lecteurices feront connaissance avec Andrew qui entreprend un voyage en Angleterre pour rejoindre Bramber, il s’arrête plusieurs fois en chemin, ne cherchant pas à précipiter les choses, une sorte de pèlerinage en quelque sorte, ou une quête de chevalier (cf. une des épigraphes du texte) et raconte son passé, en gros ce qui fait qu’il est devenu qui il est devenu.
  • un récit épistolaire avec les lettres que lui adresse Bramber, qui raconte son histoire progressivement également, en gros ce qui fait qu’elle est devenue ce qu’elle est devenue, une femme recluse dévorée par la culpabilité d’un décès dont elle s’estime responsable.
  • 5 nouvelles de l »autrice et créatrice de poupées polonaise fictive Ewa Chaplin, objet de l’obsession de Bramber qui l’a menée à poster cette annonce. Pendant son voyage, Andrew va lire ces textes et Nina Allan (qui en vrai les a écrit elle-même) nous les fournit dans leur intégralité. Ces textes, des sortes de « contes modernes » fleurant le fantastique mettent en scène des êtres  hors des normes. Toutes ces histoires parlent de la confrontation ou la rencontre avec cette différence. Des coïncidences (c’est d’ailleurs le titre de la quatrième nouvelle) frappantes renvoient Andrew à sa propre situation : elles ont un lien indéniable quoique improbable avec l’histoire principale. Ces histoires sont très particulières et mettent un peu mal à l’aise. 

C’est souvent comme ça que les choses arrivent, je suppose – par hasard, comme la pièce où jouait Helen. Il serait facile de prétendre que ç’avait été un grand moment décisif, une épiphanie, mais ça ne l’était pas. C’était juste une coïncidence.

Lecture inconfortable

Le récit principal est assez inconfortable aussi. Nina Allan n’a pas pour habitude de :

  1.  Lisser son lectorat dans le sens du poil pour lui offrir une lecture cosy qui lui ressemble
  2.  Le prendre par la main pour lui montrer ce qu’il doit comprendre de ce qu’on lui raconte

Je l’avais expérimenté avec La fracture déjà qui avait une intention initiale très évidente de prime abord, à savoir :  qu’est ce qui est arrivé pour de vrai à Julie ? Sauf que l’autrice ne répond jamais à cette question, enfin elle ne tranche jamais. Il faut, à la toute fin du récit, regarder toutes les billes qu’elle nous a données et qu’on a commencé gentiment à ranger selon un schéma de pensée attendu et toutes les réorganiser, une fois la dernière page tournée.

Les bras et les jambes de Jennie sont parfaits, seulement elle est minuscule, un peu en-dessous de un mètre vingt-cinq. Quand elle boit son thé, elle tient la tasse à deux mains, comme si c’était un bol. Elle rend tout moche autour d’elle – surdimensionné et caricatural. C’est peut-être ça que les gens normaux craignent le plus quand ils voient des gens comme Jennie et Paul : perdre leur place dans la hiérarchie des choses.

Il en va de même avec Le créateur de poupées, mais de façon plus poussée car le jeu sur les attentes devient le sujet même du récit. Personnellement, j’ai passé le premier tiers du livre à me demander pourquoi on me racontait cette histoire. Ce n’était pas ennuyeux du tout, mais j’y mettais une part de mystère qui provenait de mon attente d’un évènement, d’un rebondissement qui allait me permettre de lier l’ensemble. Vous avez compris la mécanique : ce moment n’arrive jamais, parce qu’en fait l’intentionnalité du récit, sa raison d’être l’imprègne de toutes parts. Il faut ouvrir les yeux, ses chakras, son cerveau, que sais-je pour le voir.

Le tout est très extrêmement cohérent : les bizarreries du récit, l' »anormalité » des personnages, la malaisance des nouvelles d’Ewa Chaplin, mettant elles-mêmes en scène des êtres hors normes, la thématique de la plangonophilie et le roman lui-même qui forme un ensemble très étrange. Elle ne nous dit jamais ce qu’on doit en déduire, rajoutant à l’aspect déstabilisant. On pourrait y voir une ode à l’ouverture d’esprit, un dérapage (non-)contrôlé hors de sa zone de confort, un pamphlet contre les préjugés… D’autres pourraient se dire « oh là là c’est trop chelou pour moi ce livre. » et le mettre de côté.

Tu n’as jamais été taillé pour ce genre de soap opera, prince Andréi, dit froidement « Artiste ».
« Pourquoi ? Parce que je suis petit ? » Pareille sentence aurait été monstrueuse et pourtant si prévisible – si mélodramatique – que je l’aurais presque accueillie les bras ouverts.
Parce que tu es grand. L’imagination comporte des fardeaux comme des privilèges. La solitude est un de ces fardeaux. Mais est-ce si mal que ça ?

Le réel et le fictionnel

Pointe encore dans ce roman, ce qui me semble une obsession de l’autrice de confronter le réel et le fictionnel, avec ses enchâssements qui sont des vrais nouvelles d’une fausse autrice, le récit épistolaire de Bramber qui encre (wink wink) le récit dans une forme de réalité, les épigraphes bien réelles, les références nombreuses et bien réelles mêlées à d’autres qui ne le sont pas.

Elle faisait déjà ça dans La fracture qui m’avait ébouriffée. Ici un peu moins, mais tout de même. Quel brio. Quelle étonnante façon de nous dire des choses. Ou plutôt, de ne pas nous les dire

Il n’est pas de ce monde, se dit-elle. Et c’est cela qui me pousse vers lui. La promesse qu’il puisse y avoir une réponse. A tout, au mal de vivre. Jaen.e avait raison – je suis esclave de son pouvoir, qui a sapé mes défenses.

Il y a aussi des réflexions sur le temps. Le nain d’une des histoires est horloger et j’ai noté sans m’en rendre compte au cours de ma lecture plusieurs citations qui parlent du temps. Je ne m’en suis aperçue qu’en les reparcourant à l’issue de ma lecture pour choisir celles qui figureraient dans ce billet.  Etonnant, je ne sais trop qu’en faire, hormis qu’il faudrait sans doute que je lise Complications.

Le temps est bizarre comme ça, parfois. On ne peut pas toujours dire où il va, ou ce qu’il peut bien faire.

Nina Allan s’ingénie à rendre notre lecture inconfortable dans l’intention de nous confronter à la différence, à l’étrange, au hors-normes et de nous placer en porte-à-faux face à nos attentes et nos idées préconçues. Le créateur de poupées est un livre d’une extrême richesse et d’une extrême cohérence qui ne fait que confirmer tout le bien que je pense de cette grande autrice. A lire si on est prêt à « perdre [sa] place dans la hiérarchie des choses. »

Informations éditoriales

Roman écrit par Nina Allan. Publié pour la première fois en 2019. Publié en français en 2021n chez Tristram Editions. Traduit de l’anglais par Bernard Sigaud. Titre original : The Dollmaker. La photographie de couverture est une poupée de Laurence Ruet. 406 pages.

Pour aller plus loin

Ma chronique de La fracture.
D’autres avis :  Charybde 27, 233°C, ou signalez-vous en commentaire

30 commentaires sur « Le créateur de poupées | Déjouer les attentes »

  1. Le côté inconfortable que tu évoques et qui semble marquer les esprits à mesure que l’on fait défiler les pages se retrouve assez dans la couverture ou c’est simplement moi qu’elle met un peu mal à l’aise sans que je ne sache pourquoi. En tout cas, ça semble atypique et la construction sur trois niveaux m’intrigue.

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    1. Tout à fait ! Tu es la 2ème personne à me parler de la couv en disant qu’elle met mal à l’aise. En fait il s’agit d’une poupée… mais elle est très ressemblante avec une vraie petite fille mais quand on la regarde bien, on voit bien que c’est pas « une vraie ». Cohérent jusque dans la couv ^^
      C’est très particulier, comme lecture, mais c’est mon 2ème Allan et ce que j’ai entendu sur ses précédents, c’est toujours particulier Nina Allan.

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  2. je sors de choses compliqués alors j’aspire à de la simplicité. mais ça l’intrigue quand même par ta présentation des choses.

    ah oui, ma chronique de radium girls est toujours dans la case « à venir » mais pas programmée .

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  3. J’ai zappé toute ta première partie qui parle de l’histoire, parce que Nina Allan ça se savoure en en sachant le moins possible. Mais ça donne bien envie, ça a l’air d’être du pur Nina Allan. Ça tombe bien : c’est exactement ce qu’on veut. ^^
    Quand est-ce que tu lis « La Course » du coup ?

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      1. Je fais confiance à ma mémoire de poisson rouge. ^^
        C’est un défi à qui lira son Nina Allan en premier ? Ok, je viendrai te rappeler ta non-lecture de « La Course » quand j’aurai lu « Le Créateur de poupées ». =P

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  4. Je passe très certainement mon chemin. Je n’avais pas apprécié ma découverte de La fracture qui m’avait terriblement frustrée et dont le style m’avait grandement dérangée. Je vois que celui-ci prend la même direction, ce n’est donc pas pour moi.

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  5. Toujours envie de tenter les romans de cette autrice, celui-ci ou La fracture (pt’être une préf pour ce dernier).

    L’écriture semble très intéressante et susciter des réactions chez les lecteur.ices, ça aiguillonne ma curiosité.

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