L’anomalie | Jouer avec le lecteur

L’anomalie est un roman écrit par Hervé Le Tellier et publié chez Gallimard en aout 2020. On en a beaucoup parlé et pour cause : il a gagné le Goncourt et c’est un livre de science-fiction. Je l’ai lu en audio-livre, interprété par Robin Renucci. J’ai beaucoup aimé et je vous dis pourquoi.

Vol Air France Paris – New York

L’anomalie est un roman choral racontant la vie d’une panoplie de personnages. Ces gens ont tous en commun d’avoir pris le vol Air France Paris -New York du 10 mars 2021. Un vol agité mais l’avion se pose finalement sans encombre sur le tarmac. Chacun reprend sa vie. Trois mois plus tard, celle-ci va être complètement chamboulée par un évènement incompréhensible.

Chaque point de vue, bien qu’écrit à la troisième personne, s’adapte au personnage dont il raconte le récit, en terme de style et de genre. Hervé Le Tellier a un certain don pour dépeindre ses personnages avec une économie de mots et pour nous intéresser à leur sort. Bien évidemment certains sont plus accrocheurs que d’autres ou m’ont davantage touchée. Chacun a ses failles, une part cachée à sa vie.

Il n’est pas donné à tout le monde d’assister de loin à sa propre ruine, d’avoir pitié de soi, sans pour autant s’apitoyer sur soi-même.

Protocole 42

L’auteur a aussi pour particularité de citer des chiffres à tout bout de champ. Le vol 006 du Boeing 787, le protocole 42 (et d’ailleurs la liste des dits protocoles est un grand passage du roman), plein d’autres. Une manière d’ancrer son récit dans la réalité sans avoir l’air d’y toucher mais aussi une pointe d’ironie je pense, devant l’incongruité de la situation, de la rendre si « mathématique » (ok c’est peut être aussi parce qu’il est mathématicien de formation, faudrait voir s’il a le même tic dans ses autres romans).

-Eh bien, agent senior Gloria Lopez, pour tout vous avouer, le protocole 42 est… comment le formuler…
Adrian Miller boit une nouvelle gorgée d’eau, les mots ne lui viennent pas. Il ne peut tout de même pas leur avouer que c’est juste une méchante blague de matheux qui a déjà coûté un demi-million de dollars au contribuable, rien qu’en comptant les vingt ans où l’État a rémunéré deux farceurs pour porter en permanence des portables blindés qui n’auraient jamais dû sonner.

Il en est de même des nombreuses références littéraires et cinématographiques qui parsèment le récit: elles ancrent le récit dans notre réalité. Avec ses clins d’œil, l’auteur joue avec ses lecteurs, instaurant une complicité tacite (la référence à Rencontre du troisième type est particulièrement savoureuse). De plus, le roman se passe dans un futur à très court terme, qui est d’ailleurs déjà dans le passé au moment où j’ai lu le livre. On y croise nos hommes politiques par exemple. 

Le président américain reste immobile, comme sonné. Le mathématicien observe cet homme primaire, et il se conforte dans l’idée désespérante qu’en additionnant des obscurités individuelles on obtient rarement une lumière collective. 

Elle est un prétexte à explorer la question du double, qui transparait à tous les niveaux de lecture, y inclut dans la farce de l’auteur se mettant lui-même en scène au travers du personnage de Victor Miesel, qui écrit un roman lui-même appelé L’anomalie. Notre Anomalie est en cela davantage une expérience de pensée qu’un roman de SF à explication. Il se pose littéralement la question : « qu’est-ce qui se passerait si… » et d’explorer les conséquences de la dite anomalie sur ses personnages et sur le monde. 

Audio-lecture

J’ai audio-lu L’anomalie avec grand plaisir. La lecture faite par Robin Renucci est très plaisante et rythmée. Je n’avais pas connaissance avant lecture que le roman se terminait par un calligramme (Hervé Le Tellier est un écrivain oulipien et cela transparait à plusieurs reprises dans le roman) mais si je l’avais été, je n’aurais eu de cesse de savoir comment Renucci allait s’y prendre pour conclure. Par définition, rendre un calligramme à l’oral parait un peu compliqué. Il s’avère qu’il tire son épingle du jeu. 

L’anomalie est un roman que j’ai trouvé à la fois touchant, érudit, facile d’accès, prenant et même rigolo par moments. Pas dans le sens de s’en moquer, dans le sens du jeu qu’instaure l’auteur avec ses lecteurs. La cohérence du récit n’est pas tant dans l’explication donnée à l’anomalie mais dans cette exploration de la question du double à tous les niveaux de lecture. Bref, j’ai trouvé ça très fun et astucieux.

Je tenterai d’autres textes de l’auteur.

Informations éditoriales

Roman écrit par Hervé Le Tellier. Publié chez Gallimard en 2020. 336 pages. Audible pour la version audio, lue par Robin Renucci. 8h49 d’écoute.

Pour aller plus loin

Hervé Le Tellier est passé au crible par le très brillant podcast d’ARTE Radio Les Bookmakers qui lui consacre une interview en trois parties (dont la présentation est une référence au Je me souviens de George Perec, que Le Tellier adore. Celleux qui suivent ce blog peuvent se dire qu’à un moment donné les livres ne tombent pas pour rien dans mon escarcelle).
D’autres avis :  Nevertwhere, Un papillon dans la Lune, Les lectures du maki, L’épaule d’Orion, Touchez mon blog Monseigneur, Le chien critique, Quoi de neuf sur ma pile, 233°C, ou signalez-vous en commentaire.

19 commentaires sur « L’anomalie | Jouer avec le lecteur »

    1. C’est un peu délicat, en effet, l’élément perturbateur pourra être spoilé ou pas selon es billets, mais s’il l’est ce n’est au final pas très grave, ce n’est pas ça le plus intéressant dans ce roman.
      De rien, j’espère que tu apprécieras ta lecture 🙂

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  1. J’ai été moins enthousiaste que toi. Je l’ai découvert aussi en audio mais je n’ai pas été aussi conquise. Le roman m’a fait l’effet d’énumérations de situations, créant des longueurs. C’est un roman intéressant pourtant, et chapeau au lecteur pour sa performance, mais je dois avouer qu’après 1 an, j’ai tout oublié.

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  2. Oulipien et astucieux, ça fait plus que sens.
    Si l’auteur est adepte des références, on est d’accord que le 42 n’est nullement un hasard ? C’est presque un argument suffisant pour que je le lise, ce qui de toute façon arrivera un jour.

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  3. Chouette! Il m’attire un peu ce roman, mais je ne suis pas sûre d’y venir, concrètement. Mais je suis ravie que ce soit un Goncourt de qualité.
    J’ai adoré l’interview de l’auteur dans Bookmakers, mais de toute façon j’adore toutes les interviews de Bookmakers, je passe mon temps à me dire qu’il faut absolument que je lise un tel qui a l’air si brillant!!

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      1. Ah oui, ce serait chouette! Moi j’attends Emmanuel Carrère, j’ai peut-être plus de chances de l’entendre, il correspond plus au profil des auteurs – bien qu’il n’y ait pas vraiment de profil type – disons qu’il vient de la littérature générale ou blanche – enfin bref tu vois… J’espère que Richard Gaitet lira ces commentaires et les invitera tous deux!!! 🤣🤞🤞🤞

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