
Les dangers de fumer au lit est le second recueil de nouvelles de Mariana Enriquez édité en français, toujours aux éditions du Sous-Sol qui sont déjà à l’initiative de la publication de son monstrueux et magnifique roman Notre part de nuit. et le recueil de nouvelles Ce que nous avons perdu dans le feu. Suivez-moi, on retourne en Argentine pour 12 textes horrifico-fantastiques singuliers.
Ecriture
J’aime beaucoup l’écriture de Mariana Enriquez, qui ne demande absolument aucun effort pour se laisser apprivoiser. Je vous dis ça car, ayant des soucis de concentration, les recueils de nouvelles sont une véritable gageure pour moi : à chaque texte, je dois recommencer à zéro le lent et compliqué exercice de rentrer dans le texte, de m’approprier le contexte et les personnages. J’adore les recueils de nouvelles mais parfois, je vous avoue, c’est difficile et laborieux, nonobstant la qualité des textes. Avec Mariana Enriquez rien de tout cela, c’est un peu comme si je rentrais à la maison, ça roule absolument tout seul. je ne me l’explique pas mais j’apprécie.
Les fins des nouvelles sont en général abruptes et donnent parfois l’impression que le texte n’est pas fini qu’il lui manque un truc. Vous pourriez penser que je vous dis ça pour prendre le recueil en défaut, pas du tout. C’est tellement répété que je pense que c’est fait exprès. C’est déstabilisant et, de ce fait, notable.
Personne ne pouvait imaginer ce qui se tramait à Mataderos, entre deux filles, une photo froissée de la lettre froissée et Viande, du début à la fin.
(Viande)
Thématiques
Les dangers de fumer au lit explore des thématiques classiques du fantastique et de l’horreur, comme les malédictions (Par exemple, Le puits ; Le caddie) ou les fantômes (Par exemple, L’exhumation d’Angelita ; Quand on parlait avec les morts) . D’autres textes vont davantage chercher du côté des corps souffrants (Où es-tu mon cœur), des mutilations (Viande) ou une santé mentale défaillante, dépression (par exemple, Le mirador ; Les dangers de fumer au lit), anxiété généralisée et phobies (Le puits), crises hallucinatoires (Ni anniversaires ni baptêmes).
Le recueil est aussi imprégné par une thématique forte liée à l’histoire de l’Argentine, à savoir les disparitions, dont la nouvelle qui en fait vraiment son sujet principal, Les petits revenants, est magistrale. Dans celle-ci et dans d’autres (L’exhumation d’Angelita, Rambla triste), l’élément fantastique devient la métaphore d’une culpabilité non résolue, voire le bras vengeur d’une injustice sociale (Le caddie).
Parfois, j’ai l’impression que les fous ne sont pas de vraies gens. Ils seraient comme les incarnations de la folie de la ville, des soupapes de sécurité.
(Rambla triste)
Avec pour caractéristique commune que toutes les nouvelles sont portées par des figures féminines, instigatrices du récit, témoins ou simples narratrices, victimes ou bourreaux.
Liste des nouvelles et résumés
Voici pour chaque nouvelle un petit résumé :
- L’exhumation d’Angelita. Enfant, la narratrice aime faire des trous dans le jardin. Jusqu’au jour où elle déterre des os, ce qui met sa grand-mère dans tous ses états. Et pour cause ! Elle lui raconte qu’il s’agit des os de sa petite sœur, Angelita, morte en bas âge. Dix ans plus tard, le bébé putréfié apparait dans l’appart de la narratrice devenue adulte et la suit partout, pointant ostensiblement du doigt vers le sud.
- La vierge des tufières. Des adolescentes font une fixette sur Diego, un beau gars plus âgé avec lequel elles sympathisent. mais il ne s’intéresse qu’à Silvia, leur amie plus âgée. Tous les week-ends, ils vont se baigner dans une tufière au fond de laquelle se trouve la statue d’une vierge. Un jour, ils décident d’aller voir.
- Le caddie. Après s’être mal comportés avec un clodo, les habitants d’un quartier se retrouvent les uns après les autres, dépouillés, ruinés, sans emploi, voire décédés. Et si le clodo leur avait jeté un sort ?
- Le puits. Josefina a peur de tout. Elle ne sort jamais de chez elle et est affectée par toutes sortes de troubles psychosomatiques liées à son anxiété pathologique. Sa sœur lui propose de retourner chez la sorcière qui a guéri leur mère et leur grand-mère des mêmes symptômes des années auparavant.
- Rambla Triste. Sofia loge chez Julietta à Barcelone pour y passer des vacances. Elle sent une mauvaise odeur que personne d’autre ne semble remarquer. Une discussion avec son amie sur les fous de Barcelone les mène à évoquer l’odeur nauséabonde des enfants morts qui hantent le quartier et empêchent les habitants de partir.
- Le mirador. Un hôtel hors du temps dans lequel Elina est de passage alors qu’elle n’arrive pas à oublier son petit ami, subitement disparu. L’hôtel est une invitation au désespoir avec son mirador désaffecté et son fantôme.
On enferme toujours les folles dans les livres […]
(Le mirador)
- Où es-tu mon cœur ? Une femme est fétichiste des anomalies cardiaques et des battements de cœur. Ca l’excite sexuellement jusqu’à l’addiction. Elle rencontre sur Internet un homme très malade du cœur et se met à expérimenter l’usage de substances qui altèrent son rythme cardiaque déjà bien fucked up. Jusqu’où ira-t-elle ?
- Viande. Espina est une rock star, ayant donné naissance à un phénomène de fanatisme extrême, en particulier chez les adolescentes. Un jour Espina est retrouvé mort et horriblement mutilé. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’automutilations doublées d’un suicide. Que vont faire Julieta et Mariela, ses deux plus grandes fans ?
- Ni anniversaires ni baptêmes. Une jeune femme raconte un épisode de sa vie lors duquel elle a sympathisé avec un garçon qui gagnait sa vie en faisant des vidéos un peu spéciales à la demande de ses clients. Un jour, il est appelé par une mère de famille qui veut qu’il filme sa fille lors d’une de ses crises d’hallucinations pour lui prouver qu’elle n’est pas possédée.
- Les petits revenants. Mechi s’occupe des archives des enfants disparus de Buenos Aires. Alors qu’elle et son ami Pedro se passionnent pour le cas de Vanadis, celle-ci réapparait dans un parc. Bientôt ce sont des centaines d’enfants qui refont surface. Mais ils ont changé, incitant les parents au départ heureux de retrouver leur enfant disparu à les rejeter. La ville est bouleversée et son ambiance change du tout au out.
- Les dangers de fumer au lit. Une femme à la vie morose, solitaire et vieillissante, regarde les papillons de nuit mourir dans l’abat-jour de sa lampe, apprend le décès d’une voisine morte brûlée vive alors qu’elle s’est endormie en fumant et s’amuse à faire des trous de cigarettes dans un drap. La tristesse et le dénuement d’une existence aussi banale et vide que celle d’un papillon venant se cogner à une ampoule pour mourir dans un abat-jour.
Il fallait qu’elle fasse plus de trous car, elle le comprit dès qu’elle le vit, tout ce qu’elle voulait, c’était un ciel étoilé au-dessus de la tête. Oui, c’était tout ce qu’elle voulait.
(Les dangers de fumer au lit)
- Quand on parlait avec les morts. Des adolescentes se réunissent autour d’une planche de oui-ja pour parler avec les morts. Un soir, alors qu’elles cherchent à avoir des informations sur des disparus de leur connaissance, le jeu tourne mal.
Mes nouvelles préférées du recueil sont : La caddie, Le puits, Viande et Les petits revenants. Aucune ne m’a franchement déplu mais j’ai trouvé Le mirador un peu confuse, beaucoup de « elle » et pour finir je ne savais plus de qui on parlait.
Les dangers de fumer au lit est un quasi sans faute. Le recueil aborde des thématiques classiques du fantastique et de l’horreur dans un contexte culturel argentin. Les fantômes et les malédictions y sont légion, mais aussi les corps et les psychismes en souffrance. L’ensemble des textes sont portés par des figures féminines de tous âges. Si vous deviez choisir de ne lire que deux textes, je vous conseillerais Les petits revenants, pour sa dimension de culpabilité systémique, et Le puits pour son incommensurable cruauté.
Informations éditoriales
Recueil de nouvelles écrit par Mariana Enriquez. Publié initialement en 2017. Editions du Sous-Sol en 2023 pour la traduction française. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet. Titre original : Los peligros de fumar en la cama. Couverture : tableau de Vincent Van Gogh, Crâne avec cigarette allumée. 237 pages.
Pour aller plus loin
Mon avis sur : Notre part de nuit.
D’autres avis : Quoi de neuf sur ma pile, Le nocher des livres, Reflets de mes lectures,
« abruptes et donnent parfois l’impression que le texte n’est pas fini » : Ça a l’air totalement dans le prolongement – enfin, c’est l’inverse, mais on se comprend – de « Ce que nous avons perdu dans le feu ». C’est dommage, c’est un point qui m’avait vraiment gêné dans ce recueil, je finissais chaque nouvelle en ne sachant pas quoi en penser. Je ne pense pas tenter celui-là du coup, j’attendrai un prochain roman. ^^
J’aimeJ’aime
Arf mince, j’en suis un peu désolée parce que tout de même elles étaient très bonnes ces nouvelles 😥
J’aimeJ’aime
Coucou ! Encore une remarquable synthèse, bravo. J’ai toujours beaucoup de plaisir à lire ton blog.
J’aimeJ’aime
Merci 🥰
J’aimeJ’aime
Bien vu. C’est vrai que la chute abrupte des nouvelles peut gêner.
Sinon pour Le mirador,l’hôtel m’avait fait penser un peu à L’Overlook hôtel dans Shining ,tiré de S King.
J’aimeJ’aime
Oui en effet, j’y ai pensé aussi ^^
J’aimeJ’aime
Le recueil m’intrigue car il y a l’air d’avoir un côté sombre assumé. Et les résumés des nouvelles forcent la curiosité !
J’aimeJ’aime
Pour être assumé ça l’est en effet 👌
J’aimeJ’aime
De la dépression, des corps souffrants, de la mutilation : voilà qui est bien tentant 😉 Et je viens de lire ton billet sur son roman (que je n’ai pas repéré à sa sortie) : très tentant aussi.
J’aimeJ’aime
On se comprend 😁 Sombre merveille le roman, je te le conseille vivement vu que tu as l’air d’apprécier les joyeusetés.
J’aimeJ’aime
C’est une autrice que je suis curieuse de découvrir. Un de ses recueils serait peut-être une bonne porte d’entrée !
J’aimeJ’aime
En effet, certainement moins intimidant que son pavé 🙂
J’aimeJ’aime
Ohlàlà ça a l’air tellement brillant!!
J’aimeAimé par 1 personne
Bon, ben, j’ai plus qu’à espérer que ce côté abrupte passe bien chez moi!
J’aimeJ’aime
Arg. Te connaissant sur les nouvelles, je te dirais de plutôt commencer par le roman 😅
J’aimeJ’aime
Tu en parles très bien, mais j’ai peur que ce ne soit pas pour moi… Ces nouvelles me semblent être du genre à te hanter après leur lecture…
J’aimeJ’aime
Intéressant, mais je vais déjà me pencher sur le roman.
J’aimeJ’aime
C’est une bonne chose ^^
J’aimeJ’aime