Un lieu à soi en 6 citations

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Un lieu à soi est un essai écrit par Virginia Woolf et publié en langue anglaise en 1929. Je l’ai lu dans l’édition Folio Classique de Christine Reynier traduite par Marie Darrieussecq. Suivez-moi dans l’intimité complexe de la pensée woolfienne pour une visite d’Un lieu à soi

Dénouer le fil de la pensée de Virginia Woolf

Un lieu à soi a beau proposer des concepts d’une simple évidence, la lecture n’en est pas forcément aisée. Virginia Woolf a une façon d’écrire qui est très particulière : elle déroule le fil de sa pensée sous nos yeux ébahis. Avez-vous déjà essayé de suivre vos propres pensées pendant quelques minutes ? Je vous laisse imaginer la difficulté qu’il peut y avoir à tenter de suivre celles de quelqu’un d’autre.

Elle mélange joyeusement des éléments fictionnels à ses réflexions, va imaginer plusieurs personnages fictifs tout en citant des autrices bien réelles comme Jane Austen ou les sœurs Brontë. Elle parle avec une pointe d’humour caustique.

C’est très déroutant, passionnant et impossible à chroniquer. Merci de m’avoir lue, au revoir. Bon ok. Je vais dans la mesure du possible tenter de retranscrire un petit peu de l’essence de ce livre, écrit en 1929 et qui reste d’une très grande actualité.

Je vais vous guider et me guider moi-même en vous présentant 6 citations issues des 6 chapitres qui composent cet essai. 

Chapitre 1

Un lieu à soi est un essai issu de 2 conférences qu’elle a données dans 2 universités féminines, sur le sujet « les femmes et la fiction« . Après s’être interrogée sur ce que pourrait recouvrir une telle notion : est-ce qu’on parle des femmes qui écrivent de la fiction ou comment les femmes sont traitées dans la fiction ? Elle ne peut répondre de manière satisfaisante à ces questions et va donc s’orienter vers une troisième interprétation :

Tout ce que je pouvais faire, c’est vous donner mon opinion sur un point mineur – une femme doit avoir de l’argent et un lieu à elle si elle veut écrire de la fiction ; et cela, comme vous verrez, laisse sans solution le grand problème de la vraie nature de la femme et de la vraie nature de la fiction.

Virginia Woolf fait le constat qu’il faut à une femme pour écrire :

  • 500 livres de rente pour être débarrassée des contingences matérielles
  • Un lieu à elle où travailler sans être dérangée

A noter que le « point mineur » n’est pas ici une dévalorisation de son questionnement. C’est de l’ironie ! Elle est très consciente que sa question est essentielle. Point d’argent, point de lieu à soi, point de fiction pour les femmes. On verra tout au long de son argumentation que ces 2 questions, qu’elle a soit disant laissées de côté sont en fait contenues dans l’approche qu’elle a choisie.

Chapitre 2

Dans ce chapitre, elle va davantage se pencher sur les hommes et surtout comment ils perçoivent les femmes. Elle se rend à la bibliothèque et lit toutes sortes de choses écrites sur les femmes par des hommes. Ils reviennent sans cesse sur l’infériorité de celles-ci. Ce qui la met en colère parce qu’elle comprend que ce besoin de ramener la femme à une position inférieure est surtout la conséquence du besoin des hommes à se sentir supérieur et pas du tout une réalité, vexante mais imparable.

Et cela explique pourquoi la critique féminine les rend si nerveux ; et pourquoi il est impossible à une femme de leur dire que tel livre est mauvais, tel tableau ou telle chose est faible, sans leur infliger bien plus de souffrance et sans soulever bien plus de colère que la même critique faite par un homme. Car si une femme commence à dire la vérité, la silhouette dans le miroir rétrécit ; l’aptitude de l’homme à la vie est diminuée. Comment va-t-il continuer à délivrer son jugement, à civiliser des indigènes, à faire des lois, à écrire des livres, à s’habiller pour discourir à des banquets, s’il ne peut plus se voir, au petit-déjeuner et au dîner, au moins deux fois plus grand qu’il n’est ?

On notera l’humour mordant et taquin de Virginia Woolf à l’encontre d’une certaine gent masculine pour qui les femmes servent de faire-valoir. 

Chapitre 3

Si le chapitre 2 taquine les hommes en quête de validation de leur « supériorité », le chapitre 3 est particulièrement douloureux car il décrit la situation peu envieuse des femmes. Il est tant de propos d’une justesse et d’une injustice éclatante que j’ai eu bien des difficultés à choisir la citation que j’allais vous proposer.

Virginia Woolf commence par nous expliquer que, dans la fiction, la femme est assez présente et régulièrement comme personnage d’importance mais que dans la réalité elle est pauvre, « battue et jetée contre les murs ». Elle dénonce son absence dans l’Histoire et sa rareté en tant qu’autrice. A dire vrai ce chapitre fout la rage.

Mais ce génie méconnu ne parvient pas jusqu’au papier. Quand, cependant, on tombe en lisant sur telle sorcière soumise à l’ordalie par l’eau froide, ou telle femme possédée par des démons, ou telle magicienne qui vendait des herbes, ou même tel homme très remarquable qui avait une mère, je pense que nous sommes sur la trace d’une romancière perdue, d’une poétesse réprimée, de quelque Jane Austen muette et sans gloire, de quelque Emily Brontë se faisant sauter la cervelle sur la lande ou errant éperdue par les chemins, en proie à la torture à laquelle l’avait mise son talent. Vraiment, j’irai jusqu’à dire qu’Anon l’Anonyme, qui écrivit tant de poèmes sans les signer, était souvent une femme.

La seconde phrase de cette citation est plus connue sous la forme -incorrecte quoi que plus percutante- suivante : « Le plus souvent dans l’Histoire, Anonyme était une femme. » On n’oubliera pas les nombreuses « sœurs de », « femmes de » qui n’ont jamais été créditées pour leur travail de collaboration avec leur frère ou leur mari, toutes celles dont le talent a été occulté derrière celui d’un homme, toutes celles déclarées folles que l’on a enfermées, lobotomisées et torturées avec des traitements d’une rare cruauté.

Chapitre 4

Woolf va consacrer le chapitre 4 à la condition des autrices. Elle part au 16ème siècle pour se rendre compte que le seul moyen, à cette époque, pour une femme d’écrire c’était d’être noble et de jouir d’un peu de liberté. Elle prend Lady Winchilsea pour exemple, une poétesse du 17ème,  qui est dans ce cas de figure, et dont la poésie « bouillait d’indignation » sur la condition féminine. Elle cite quelques extraits de ses poèmes et en effet ce n’est pas piqué des vers.

Woolf se lamente du talent gâché par cette condition injuste. Elle estime que les femmes devraient pouvoir écrire selon « leur nature et leur pensée » non pas par « colère et amertume« . Elle poursuit son argumentation en donnant tout un tas d’exemples sur les contrariétés que subissent les femmes lorsqu’elles essaient d’écrire.

On comprend donc qu’il est une gageure de faire preuve d’ambition et d’écrire un grand livre quand on est sans cesse : moquée, tournée en dérision, traitée de folle, dérangée toutes les 5 minutes, interdite de sortie non accompagnée, quand on n’a pas de modèle auquel s’identifier et plus encore . Que de bâtons dans les roues sur la route du succès !

Si Tolstoï avait vécu au prieuré reclus avec une dame mariée, « coupé de ce qu’on appelle le monde », si édifiante fût la leçon morale, il aurait difficilement pu écrire Guerre et Paix.

En un mot comme en mille, ce qu’il faut aux femmes pour écrire c’est la liberté de faire ce qu’elles veulent.

Chapitre 5

Au chapitre 5, Virginia  Woolf déroule une réflexion autour d’un récit fictif, L’aventure de la vie, écrit par une autrice fictive, Mary Carmichaël. Fausse naïve, elle s’étonne de l’absence d’hommes dans ce roman, dont elle cite un passage qui ne fait aucun doute sur la présence d’un amour lesbien. L’évocation n’ira pas beaucoup plus loin. Une note de bas de page fin d’ouvrage explique en effet à le/la lecteurice du 21è siècle que Woolf s’est contrainte à l’autocensure pour ne pas risquer le procès pour obscénité.

Elle constate que, jusqu’au 19ème siècle, où les choses commencent à bouger, les femmes sont représentées dans la littérature de manière fort simplistes, que leur mise en scène fait preuve de bien peu d’audace et qu’elles sont, le plus souvent, représentées dans leurs relations avec le sexe masculin :

Toutes ces relations entre femmes sont trop simples, me dis-je en me rappelant rapidement la splendide galerie de femmes fictives. Tout ou presque a été laissé de côté, rien ou presque n’a été tenté. Et j’essaierai de me souvenir d’un cas, un seul, où dans le cours de mes lectures deux femmes auraient été représentées comme amies. Il y a une tentative dans Diana of the Crossways. Il y a des confidentes, bien sûr, chez Racine et dans les tragédies grecques. Il y a ici ou là des mères et des filles. Mais elles sont, presque sans exception, montrées dans leur relation aux hommes.

Selon tout logique, à ce stade, ce sujet devrait vous dire quelque chose. Oui, je vous parle bien du test de Bechdel. Celui-ci consiste à prendre un film et poser 3 questions à son sujet : 

  1.  Ce film comporte-t-il au moins deux personnages féminins qui ont un nom ?
  2.  Ces deux femmes se parlent-elles ?
  3.  Parlent-elles d’autre chose que d’un homme ?

On brandit parfois ce test comme caution féministe d’un film. Personnellement, je trouve que c’est passer à côté de la problématique et risquer de gros faux positifs. Il s’agit, pour moi, surtout de montrer à quel point le cinéma est masculin vu le nombre ahurissant de films qui le ratent et de prendre conscience qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du cinéma.

Dans tous les cas, il est plus que probable qu’une filiation entre l’écrit de Woolf et la conception du test existe bel et bien. Si ce n’est pas le cas, la concordance de pensée est si claire qu’il sera bien avisé de se dire que les grands esprits se rencontrent.

Chapitre 6

Le chapitre 6 vient en conclusion. Woolf commence par parler d’androgynie. Elle trouve que les hommes et les femmes vivraient davantage en harmonie si les hommes acceptaient la part de féminin en eux et les femmes leur part de masculin. Bon, on n’est pas dans Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus, au contraire. Elle parle d‘éducation pas de déterminisme biologique. Je le perçois comme un désir intense de foutre à la poubelle les rôles assignés pour que chacun et chacune soit libre d’être ce qu’iel souhaite. C’est tout de même vachement moderne et très d’actualité à une époque où les femmes consacrent encore trois fois plus de temps que les hommes aux tâches ménagères.

Elle explique aussi l’importance qu’elle accorde au matériel, le lieu à soi et les 500 livres de rente. Pas très poésie friendly n’est-ce pas ? Elle se justifie en affirmant que la poésie nait de la liberté intellectuelle. La liberté intellectuelle nait de la liberté matérielle. Elle dit aussi qu’il est important que les femmes écrivent parce que bon y en a un peu marre de lire tout le temps la même chose. 

Dans un final de toute beauté, elle se tourne résolument vers le futur, disant peu ou prou que les combats féministes d’aujourd’hui (en 1929) forgeront la poétesse libre de demain. Chère Madame Woolf, on y travaille encore aujourd’hui mais ça va beaucoup mieux que de votre temps. Alors merci.

Car ce que je crois, c’est que si nous vivons encore disons un siècle – je parle de la vie en commun qui est la vraie vie, et pas des petites vies séparées que nous vivons comme individus – et si nous possédons 500 livres de rente et un lieu à nous ; si nous avons l’habitude de la liberté et le courage d’écrire exactement ce que nous pensons ; si nous nous échappons un peu de la pièce commune et voyons les êtres humains non plus toujours en relation les uns aux autres, mais en relation avec la réalité ; et le ciel aussi, et les arbres et les choses en elles-mêmes ; si nous voyons plus loin que le croquemitaine de Milton, car aucun être humain ne devrait boucher la vue ; si nous voyons en face le fait, car c’est un fait, qu’il n’y a aucun bras auquel s’accrocher, mais que nous devons avancer seules et que nous sommes en lien avec un monde de réalité et non seulement un monde d’hommes et de femmes, alors l’occasion viendra et la poétesse morte qui était la sœur de Shakespeare revêtira ce corps si souvent tombé.

Un lieu à soi est un condensé de militantisme féministe d’une très grande acuité. Partant du constat qu’une femme a besoin, pour écrire ce qu’elle souhaite comme elle le souhaite, d’être débarrassée des contingences matérielles et de disposer d’un espace où elle ne sera pas dérangée, Virginia Woolf développe une argumentation tirée du fil de ses pensées pleines de références et de mises en situation.  Elle affirme que les femmes sont nécessaires à la littérature pour sa plus grande diversité. Elle exhorte les femmes de son temps à écrire pour donner à s’identifier aux autrices de demain et leur donner le courage de prendre la plume à leur tour. A lire, armée d’un crayon.

Informations éditoriales

Essai écrit par Virginia Woolf. Publié en 1929. 2016 pour la présente traduction chez Folio Classique. Traduit par Marie Darrieussecq. Titre original : A room of own’s one. Préface par Marie Darrieussecq. Dossier et notes par Christine Reynier. Couverture Maria Flore/Agence VU (détail). 240 pages.

Pour aller plus loin

Ecouter l’épisode des Chemins de la Philosophie sur Un lieu/chambre à soi. Cet épisode est passionnant ! Ecoutez-le pour le cas qui vous convient : vous préparer à la lecture, la compléter ou parce que vous n’avez pas le temps/l’envie de lire l’essai.
D’autres avis : Les lectures de Mariejuliet , ou signalez-vous en commentaire.

 

25 commentaires sur « Un lieu à soi en 6 citations »

  1. « Merci de m’avoir lue, au revoir. » : heureusement que tu ne t’es pas arrêtée là, parce que ce que tu en dis ensuite est passionnant et fort instructif. Je ne le lirai certainement jamais, soyons honnête, mais je suis ravi d’en savoir bien plus et de comprendre pourquoi c’est un livre si réputé. Difficile de ne pas être épaté et en accord avec la lucidité de l’autrice.
    Une raison particulière t’a poussé à le lire ? Le podcast que tu cites ?

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    1. Si j’avais su à ce moment-là que ce billet finirait en monstre de 2200 mots…
      Merci c’est cool 🙂
      Non je suis tombée sur le podcast après lecture, de façon bienheureuse avant d’écrire le billet. Il m’a bien aidée. Pourquoi ce livre ? J’ai une wish list de livres sur le féminisme et il en faisait partie. Pourquoi celui-là en particulier ? Je ne me rappelle plus, il devait me sembler abordable je suppose.

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  2. Merci pour ta chronique, je l’ai trouvée passionnante à lire (et tu me donnes envie de lire le bouquin à chaque fois, c’est pénible ça, j’en ai déjà trop ! ^^) Je n’ai étudié que des extraits des ouvrages de l’autrice à la fac mais ce que tu en dis m’intéresse beaucoup : c’est effectivement d’actualité !

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    1. déso pas déso ? 😬 Merci 🙂
      C’est cool d’avoir pu l’étudier à la fac, ça devait être intéressant ^^ Oui c’est ça qui est tout à fait dingue c’est que ça résonne complètement avec le féminisme d’aujourd’hui.

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  3. Formidable chronique qui nous éclaire grandement sur ce texte majeur du féminisme. Je n’ai jamais osé m’y plonger par peur d’un texte trop hermétique mais tu m’as convaincu de me lancer. Armée d’un crayon, évidemment.

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    1. Merci 🙂
      Ce n’est pas hermétique du tout, par contre son style est très particulier. D’où le crayon. Je m’en suis abondamment servi pour souligner des passages, noter des citations, voire mettre des commentaires dans les marges.

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  4. Super article ! Virginia Woolf est une autrice qui me fait un peu peur, mais c’est chouette d’avoir un aperçu de sa pensée. Ursula K. Le Guin la citait pas mal dans son essai sur les femmes qui écrivent justement (je pense qu’il t’intéresserait beaucoup ce texte d’ailleurs, c’est tout à fait dans la même veine).

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    1. Merci, cool si ça peut débroussailler le terrain. Je comprends qu’elle fasse peur. J’y suis allée sans rien savoir et passé quelques pages j’étais un peu : « mais elle écrit comme elle pense, c’est dur à suivre😅 ».
      (mais tellement, ça me donne encore plus envie de me plonger dans Leguin)

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