Notre part de nuit | Laissez venir à moi l’Obscurité

notre part de nuit mariana enriquez

Notre part de nuit est un roman de Mariana Enriquez. Traduit de l’espagnol par Anne Plantagenet, il est sorti aux éditions du Sous-Sol en 2021. Eteignez la lumière, la porte se fermera toute seule derrière vous, concentrez-vous sur le bruit de vos pas, ne lâchez pas ma main surtout et suivez-moi sur le chemin de l’Obscurité.

« Elle est avec ceux qui te parlent »

Juan quitte Buenos Aires avec son jeune fils Gaspar, pour un périple en voiture. On se sait rien au départ et on apprendra beaucoup de choses en chemin.

Juan est medium pour une puissante organisation baptisée sobrement l’ « Ordre« . Il sert d’intermédiaire entre les membres de l’Ordre et ce qu’ils appellent l’ « Obscurité« , une sorte d’entité démoniaque, venue d’un autre lieu, aux pouvoirs colossaux. Juan est très puissant aussi du fait de son lien avec l’Obscurité. Mais c’est aussi un homme malade dont la femme est décédée. Il cherche à protéger son fils de la famille de sa femme, les Bradford, qui font partie de l’Ordre à son plus haut niveau hiérarchique.

Vous devez arrêter de nous faire du mal comme ça, avec les mains, avec la nuit, avec la douleur.

« Les morts voyagent vite »

Quel roman ! Un monstre tant par le contenant que le contenu.  Aussi impressionnant qu’il est facile à lire. L’écriture frappe d’abord. Directe et percutante. Les phrases s’enchainent comme on penserait. Elles sont courtes parfois, assénant leur vérité d’un claquement de syllabes. Elles sont longues parfois, assaisonnées de virgules qui séparent à peine les idées. C’est lancinant

Il n’avait jamais ressenti de trouble au Princesa et il faisait confiance à son instinct, mais il n’aimait pas les propriétaires fantômes, ni les maisons dont personne ne voulait et qui attiraient le visiteur avec leurs fenêtres telles des yeux entrouverts, des maisons comme ces putes qui montraient leurs jambes au coin de la rue, la bouche rouge sous les néons, sous ces lumières malades comme celles de l’hôpital où mourraient leurs amis et où Vicky faisait son stage, où Gaspar avait dit adieu à son père, qui avait des yeux, à la fin, noirs comme des scarabées, comme ceux d’Omaira, qui touchait encore les pieds de Vicky la nuit, noirs et brillants tels des insectes, ces coléoptères qui s’écrasaient contre les lampes du jardin de Villa Elisa les soirs d’été.

C’est aussi un roman ultra référencé. Du titre qui est un vers d’Emily Dickinson (décidément, la poétesse entrée dans ma vie par les écrans, ne cesse d’y revenir. Il faut que je la lise). De la quatrième de couverture qui mentionne Stephen King, Cormac McCarthy et Silvina Ocampo. Des épigraphes, T.S. Eliot en ouverture du roman, de nombreux autres en ouverture de chaque partie. Jusqu’à l’intérieur du roman. De la littérature, des poètes qui émaillent la vie de Gaspar et Juan. Par exemple, si « Les morts voyagent vite », c’est parce que Dracula, dont l’autrice nous explique que cette phrase est elle-même issue d’un poème allemand « Lenore ».

« Quelqu’un dort dans l’Autre Lieu »

Notre part de nuit est bien évidemment un roman fantastique, de type horrifique. Quelque chose de l’ordre de l’indicible, de l’indescriptible rôde dans des lieux parallèles au monde réel, froids et terrifiants. L’Obscurité est violente, affamée. Juan aussi est un être inquiétant, incompréhensible aux yeux de son fils avec lequel il se montre parfois violent. Les lieux peuvent être hantés. L’invocation de démons pour se protéger ou faire du mal n’est jamais anodine. L’occulte est omniprésent.

Les fantômes sont réels. Et ce ne sont pas toujours ceux qu’on appelle qui viennent.

Le fantastique va aussi chercher dans le folklore argentin, avec le temple de San La Muerte par exemple, un saint non reconnu par l’Eglise catholique, comme tant d’autres en Argentine, qui fait pourtant l’objet d’un culte tout à fait sérieux. Une croyance qui serait issue des tribus Guarani et incorporée à la religion catholique telle qu’elle est pratiquée en Argentine.

« Personne n’écoute chanter les os »

Notre part de nuit c’est aussi un contexte culturel et historique qui s’ancre profondément dans son pays. La colonisation européenne, la dictature, les crises politiques et économiques, les années SIDA… Le récit s’étale entre 1960 et 1997, traversant près de 40 ans d’histoire du pays.

Ces quarante années ne sont pas toujours racontées dans l’ordre. Le roman est divisé en 6 parties et si globalement l’intrigue avance dans le temps l’une ou l’autre opère un retour en arrière. Car Notre part de nuit, c’est aussi une saga familiale, celle des Bradford, une famille richissime de colons anglais dont l’héritage tourne complètement autour de l’Ordre et du culte à l’Obscurité. C’est la famille de Rosario, la femme de Juan et son histoire nous sera racontée, depuis son entrée dans l’Ordre.

Notre part de nuit, c’est pour terminer une galerie de personnages formidables, qu’ils soient émouvants ou détestables ou les deux à la fois. C’est Juan bien sûr, pour qui l’on éprouve des émotions contradictoires, c’est Rosario surtout dans sa folle jeunesse londonienne, c’est Mercedes la démoniaque grand-mère. C’est surtout Gaspar, à la fois lumineux et éprouvé. Ces personnages sont très charismatiques non seulement pour leur entourage, les personnages gravitant autour étant nombreux, mais aussi pour le lecteur.

C’était ça être orphelin, posséder de petites urnes de cendre sans savoir qu’en faire.

Notre part de nuit est un roman monstrueux tant par son contenu que par son contenant. Une lecture qu’on ne lâche pas, pris dans un tourbillon occulte et horrifique, familial et historique, inquiétant et bouleversant, entre amour et violence. Le roman se nourrit des références de son autrice, de la culture argentine et du fantastique horrifique. Un pavé qui se pose là, juste à côté des grands maîtres du genre.

Informations éditoriales

Roman écrit par Mariana Enriquez. Publié pour la première fois en. 2021 pour la traduction française aux Editions du sous-sol. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet. Titre original : Nuestra parte de noche. Illustration de couverture par Alexandre Cabanel, L’ange Déchu (détail). 768 pages.

Pour aller plus loin

En savoir plus sur le poème « Lenore ».
San La Muerte.
Porter notre part de nuit, d’Emily Dickinson.
D’autres avis : Quel bookan!, Quoi de neuf sur ma pile, Un papillon dans la lune, 233°C, RSF blog, Lorhkan et les mauvais genres, Les critiques de Yuyine, Zoé prend la plume, ou signalez-vous en commentaire.

31 commentaires sur « Notre part de nuit | Laissez venir à moi l’Obscurité »

  1. C’est marrant, je l’ai justement croisé à la bibliothèque la semaine dernière. Je croyais savoir qu’il était volumineux, mais en fait c’est pire. J’ai fui, j’avoue.
    Mais bon. Un avis enthousiaste est une chose, deux avis enthousiastes en sont une autre, mais trois avis enthousiastes… Je l’ajoute définitivement à ma liste de « gros bouquins qui font peur » et je le lirai certainement un jour, parce que ça a l’air trop marquant pour ne pas le tenter. (en plus j’aime bien les écritures qui « vivent » d’elles-mêmes, qui ont leur rythme propre)

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    1. Honnêtement, nonobstant que le roman est violent parfois ce qui peut rendre la lecture difficile, on rentre dedans comme dans du beurre (qui sort pas du congélo, le beurre). Son épaisseur est un faux problème à mon avis. Il est lecture-d’insomnie-approved by myself et c’est bien de le dire parce qu’il est des livres qui ne le sont pas car trop cérébraux/difficiles à lire et dans ce cas 760 pages je comprends le frein.

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  2. Jamais entendu parler de ce bouquin. (J’ai visiblement raté l’avis d’Iteranasa le mois dernier, donc.) Ça a l’air ouf et très adapté pour moi. J’étais aussi partie en mode « et ça me fera un truc à lire en espagnol », mais entre l’espagnol d’Argentine, qui a sûrement ses particulatirés que je ne connais pas, et le style particulier, ce serait probablement difficile. À réfléchir.

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  3. J’avais pas prévu de le lire car c’est un ”monstre ”,comme tu dis mais je m’y suis mise finalement en français, suite à une rencontre en librairie avec l’autrice et sa traductrice Anne Plantagenet qui est aussi ecrivaine et pour qui ça a du être un véritable défi. Elle l’avait déjà traduite dans ”Ce que nous avons perdu dans le feu”.
    Sinon au niveau des thèmes évoqués c’est très bien expliqué dans ta chronique.Tous les personnages ont leur histoire,il y a beaucoup d’obscurité au dessus,cette obscurité abstraite et maléfique .Une métaphore de l’histoire de l’Argentine certainement.

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    1. Tu lis l’espagnol ?
      Ce devait être intéressant cette rencontre ^^
      Ce que nous avons perdu dans le feu m’intéresse aussi du coup, tu l’as lu ?
      Bien vu pour la métaphore de l’histoire de l’Argentine 👌

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  4. Ce que nous avons perdu dans le feu,je ne l’ai pas lu, mais ce sont des nouvelles qui préparent un peu Notre part de nuit,d’après ce que j’ai compris. C’est assez noir par conséquent.
    Oui c’était intéressant de rencontrer Mariana Enriquez ,et sa traductrice.Elle incarne sûrement avec d’autres autrices un renouveau dans la littérature Argentine qui est à dominante masculine.

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    1. Je comprends 😅
      A mon avis une bonne lecture de vacances pour une maman très occupée : c’est très prenant et se lit facilement (pour peu d’être d’humeur à lire un texte assez sombre, pendant ses vacances evidemment)

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  5. Brillante chronique ! Qui me fait dire, comment ai-je pu oublier de parler dans mon avis de la part importante que ce roman fait à la musique, aux romans, aux poèmes?! sacrebleu!
    Chaque personnage va me rester en tête, mais alors Mercedes, bon sang quel personnage glaçant et flippant, le genre qui doit te faire faire dessus rien qu’en la croisant du regard :p Quelle monstre!

    Ce roman mérite d’être lu et relu et j’espère que son autrice sera plus que reconnue et récompensée.

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    1. Haha, ça m’arrive régulièrement de me faire la même réflexion quand je lis des chroniques de livres que j’ai moi même chroniqué récemment 😅
      Clair Mercedes, elle est flippante.
      J’espère aussi pour l’autrice.

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  6. Décidément, ce roman donne vraiment très envie !
    Emilie Dickinson me rappellera toujours ce petit ami de Buffy qui a tenu 2 épisodes, un jour je la lirai bien aussi 🙂

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