Dans l’Immobilité de L’antre |Brian Evenson

Immobilité a été publié chez Rivages/Imaginaire ; L’antre chez Quidam. Ils ont tous deux été écrits par Brian Evenson et se passent dans le même monde postapocalyptique. Tous les deux sont sortis début janvier. Je les ai lus à la suite et vous propose ici une double chronique.

Une double sortie en français

Immobilité et L’antre sont deux textes de Brian Evenson, publiés aux USA à 4 ans d’intervalle et se passant dans le même univers postapocalyptique. En français, les deux textes sont sortis à quelques jours d’intervalle début janvier 2023. Je ne sais si cette sortie simultanée est le fruit d’un pur hasard ou d’une entente entre les deux maisons d’édition, mais dans tous les cas il est assez heureux de pouvoir enchainer les deux lectures.

Bien que je ne pense pas qu’il soit dramatique de lire L’antre avant Immobilité (d’autres l’ont fait et ont apprécié leurs lectures), je suis contente d’être tombée sur un tweet de L’épaule d’Orion qui m’a remise dans le droit chemin, puisque j’avais justement commencé ma lecture de L’antre sans avoir lu Immobilité. Déjà car l’auteur a pensé Immobilité avant L’antre et que j’aime bien suivre le cheminement de pensée d’un auteur. Ensuite, le premier se passe avant le second (parfois la logique fait bien les choses)(oui parce que L’antre aurait pu être une préquelle et dans ce cas cette phrase aurait tout de suite parue plus incongrue) et que j’aime bien suivre l’ordre chronologique.

Place aux chroniques…

Immobilité

Quand ils le réveillèrent, c’était comme si le monde redevenait réalité et lui avec.
[Immobilité]

Dans un monde postapocalyptique dévasté, irradié à haute dose en surface, les rares humains encore en vie ont trouvé refuge sous terre. Dans ce contexte, un homme est réveillé de stase, « sorti de stockage », pour aider la communauté à aller récupérer un objet vital pour sa survie qu’une autre communauté lui aurait volé. Un cylindre dont l’utilité ne nous est pas révélée. Cet homme, qui n’a aucun souvenir – on lui dit qu’il s’appelle Horkaï -, a la particularité de tolérer sans aucune conséquence les hautes doses de radiations de la surface. Problème : il est paraplégique. On l’envoie en compagnie de deux bonhommes qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau pour récupérer ce cylindre.

Immobilité est un roman à la fois profondément dépressif et ardemment stimulant. Pour ce qui est du dépressif, vous aurez compris que le background ne prête pas à la fête. Par exemple, les deux bonhommes qui sont envoyés avec Horkaï pour le porter à tour de rôle se savent condamnés quand ils commencent leur périple vu qu’eux ne sont pas immunisés contre les radiations. Mais porter Horkaï est leur « raison d’être » et ils le font sans rechigner. Pour ce qui est du stimulant, je sens que j’avais devoir me justifier un peu plus…

-Tout le monde n’a pas besoin de savoir lire, dit Qanik. Certains savent lire, et d’autres font d’autres choses. A chacun sa raison d’être.
-De qui tu tiens ça ? lui demanda Horkaï. De quelqu’un qui sait lire, je parie.
[Immobilité]

En premier lieu,  le roman est une pépite d’humour noir ce qui fait que pour un roman pessimiste, il est très fun à lire. Ok, il faut apprécier l’humour noir hein, mais moi j’aime ça. C’est super bien écrit et les dialogues sont vraiment savoureux. Les quelques citations que je vous propose devraient achever de vous convaincre.

En second lieu, du fait de l’amnésie du personnage principal (ok le gimmick est un peu facile mais il marche très bien ici, sans mauvaise ficelle de scénario), on ne sait rien de ce monde ni de qui il est, lui non plus, on ne comprend pas plus que lui et on va comprendre – un petit peu – en sa compagnie. L’histoire est racontée à la troisième personne mais entièrement de son point de vue, donc on n’aura absolument aucune info de la part des autres personnages autrement que par ce qu’ils veulent bien dire à Horkaï (c’est-à-dire pas grand chose, et possiblement des mensonges). De ce fait, on prend parti pour le cheminement d’Horkaï et on aimerait nous aussi comprendre qui il est, comment ça se fait qu’il échappe aux radiations, pourquoi il est amnésique et est-il pour finir un être humain ou pas ? Et finalement, le récit pose intelligemment la question de l’identité d’une espèce qui est consciente d’elle-même et de sa finitude, ce qui nous ramène à la profondeur dépressive. La boucle est bouclée c’est parfait. Mais pas tout à fait, puisque après vient L’antre…

-Lorsque le temps sera venu pour quoi ?
-Lorsque le temps sera venu pour le retour de l’humanité.
-D’où reviendra-t-elle ?
-De son extinction. Nous sommes ici pour accomplir la mission sacrée de veiller sur les archives, de les préserver et de les protéger. Tu as été envoyé ici pour te joindre à notre tâche.
-Seulement les archives ? demanda Horkaï, en pensant, Comment quoi que ce soit peut revenir d’une extinction ?
[Immobilité]

L’antre

Je commencerai l’écriture de ce rapport en notant la teneur de notre dernière conversation – qui non seulement a été la dernière que j’ai pu avoir avec Horak mais sera, selon toute vraisemblance, la dernière que j’aurai avec quiconque. Et donc, sans doute, la dernière conversation entre deux être humains, si tant est que lui et moi appartenions à la catégorie des humains. Apparemment cette question fait débat. Ou le ferait s’il ne m’avait abandonné. Faisait débat, devrais-je dire.
[L’antre, incipit]

L’antre est une novella qui prend la forme d’un rapport écrit à la première personne par un certain X, descendant d’une longue lignée d’êtres à la brève durée de vie destinés à maintenir l’antre et perpétuer la génération d’après. Mais X est le dernier maillon d’une chaine qui s’est grippée au fil du temps. Et un de ses prédécesseurs l’a bien compris. Il lui a alors implanté la mémoire de tous les autres.

Et puis X, au hasard de ses interrogations au terminal, un ordinateur lui aussi en déliquescence, apprend qu’une autre personne a survécu, dans un caisson de stockage. Dans le caisson de stockage, Horkaï, qui est devenu Horak par évolution langagière, en déliquescence aussi vraisemblablement. Il le réveille, tout du moins l’une des personnes à l’intérieur de lui pour une amplification de son angoisse existentielle.

Pourtant qui suis-je pour décréter que la personne que je pense être, cette personnalité parvenue à remonter à la surface telle de l’écume, est moi moi réel ? Ces autres remplissent plus d’espace en moi que je ne le fais. Peut-être que l’un d’entre eux est mon moi réel et que je suis l’intrus.
[L’antre]

L’antre est une réflexion dense sur l’identité et l‘humanité de son (ses?) personnage principal. Horak lui dispute le privilège de l’humanité dans une discussion absurde au regard de leur situation. Le terminal le plonge dans des abimes de perplexité définitoires par ses demandes de précision. Les autres à l’intérieur de lui prennent régulièrement le contrôle, lui faisant faire des choses dont il ne se rappelle plus, écrivant son rapport à sa place, dans une confusion totale du « je »

L’ensemble est aussi court que passionnant, profond et déstabilisant.  

Ca aurait pu continuer ainsi longtemps, voire indéfiniment ; dans la torpeur vacillante d’une personne qui vieillit toujours plus – si du moins on s’accorde à me faire entrer dans la catégorie des personnes – à mesure qu’elle approche d’une extinction, non seulement personnelle mais s’étendant à l’espèce entière. J’aurais pu rester seul dans mon coin à laisser ma vie lentement s’épancher de la sorte, ne sachant que faire d’autre. Et je l’aurais fait si on m’avait laissé tranquille.
Mais on ne m’a pas laissé tranquille, seul dans mon coin. Car je n’ai jamais été seul. Comment aurait-on pu me laisser tranquille, seul dans mon coin, vu le nombre d’entités gravées à même mon cerveau ?
[L’antre]

Ensemble ou séparément, Immobilité et L’antre valent le détour. Chacun à leur manière bien différenciée vous plongeront dans les émois existentiels de leurs personnages. Le premier au travers de l’humour de ses dialogues savoureux, le second dans un récit compact à la première personne. 

Informations éditoriales

Immobilité. Roman écrit par Bian Evenson. Publié pour la première fois en 2012. 2023 pour la publication en français chez Rivages/Imaginaire. Traduit de l’anglais (US) par Jonathan Baillehache. Titre original : Immobility. Illustration de couverture par © D.R. 272 pages.

L’antre. Novella écrite par Brian Evenson. Publié pour la première fois en 2016. 2023 pour la publication en français chez Quidam. Traduit de l’anglais (US) par Stéphane Vanderhaeghe. Titre original : The warren. Illustration de couverture par Hugues Vollant. 120 pages.

Pour aller plus loin

D’autres avis  sur Immobilité : Les lectures du Maki, Quoi de neuf sur ma pile, Les blablas de Tachan, L’épaule d’Orion, Les pipelettes en parlent, Le nocher des livres, Sometimes a book, Au pays des cave trolls, ou signalez-vous en commentaire.
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21 commentaires sur « Dans l’Immobilité de L’antre |Brian Evenson »

  1. Ce n’est pas le genre de roman que j’ai envie de lire pour le moment toutefois je suis très intriguée par ce que tu en dis ! Je les note dans un coin de ma tête, merci pour la découverte 😊

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  2. « L’épaule d’Orion qui m’a remise dans le droit chemin » : ouf, on était à deux doigts d’une crise d’ataxophobie. 😱
    « le gimmick est un peu facile mais il marche très bien ici » : bel exemple d’humour noir.
    C’est vraiment aussi improbable que chanceux cette double sortie. En tout cas ça me semble un bon ordre de lecture, j’essayerai d’en faire de même.

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    1. Mais tellement, j’avais fait gaffe à rien, incroyable, je l’ai reçu en premier, il était plus petit, je suis partie sans réfléchir 😱
      Est-ce que ça compte si je ne l’ai absolument pas fait exprès ? Je me demande si mon cerveau est capable de hacker ma conscience pour mettre des jeux de mots en douce comme ça…
      Parfait 🙂

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  3. Intrigant, cette double parution! Je ne pense pas que ça me plairait, mais ça a l’air bien pensé!
    Deux traducteurs différents qui publient au même moment, je suis 🤯 J’espère qu’ils ont su qu’ils ont pu communiquer durant leur travail pour relever les éventuelles références!

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