L’argent | La folie des grandeurs

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Je me suis faufilée dans l’effervescence et le brouhaha de la Bourse avec ses papiers qui volent, ses ordres transmis sur des fiches vertes et ses agents de change s’interpelant par dessus la corbeille. J’ai vu la folie des grandeurs de Saccard, gonfler gonfler, et puis « paf !« . J’ai assisté, impuissante, au rouleau compresseur de la réalité qui écrase les rêveurs imprudents. J’ai lu L’argent et je vous en dis quelques mots…

De La curée à L’argent

Zola est train de clôturer son cycle. Pénultième tome des Rougon-Macquart, L’argent en reflet de La Curée, deuxième tome mettant déjà en scène un Saccard fou ambitieux, aimant l’argent pour l’argent au point d’en dépouiller sa femme pour tout flamber dans des spéculations hasardeuses.

Saccard qui nous est présenté comme un personnage plutôt sympathique au départ s’occupant des oeuvres de charité de la Princesse d’Orviedo, une riche veuve qui expie les fautes de son époux en distribuant sa fortune aux pauvres. Il va même jusqu’à proposer de l’épouser, une façon pour Zola de nous montrer que chez Saccard l’amour des femmes est toujours dépendant de son amour de l’argent. Elle refuse, elle a un agenda : se ruiner en distribuant toute sa thune et puis se retirer dans un couvent. 

Mais Saccard est ambitieux, très ambitieux. Il décide de monter une affaire avec ses voisins, Caroline et Georges Hamelin. Ce dernier est ingénieur et connait bien le Moyen-Orient, un terrain d’avenir pour des investissements financiers aux parfums colonialistes. Bref, voilà notre Saccard en train de monter une banque, qu’il veut grandiose, avec un cours d’actions toujours montant, toujours plus haut. Pour ce faire, il va convaincre des tas de gens d’investir leurs économies dans la « Banque universelle », rien que ça, il a des ambitions galactiques le mec je vous jure.

C’était sa passion qui élevait ainsi Saccard, et sa passion qui devait le perdre.

Ce qu’il veut avec sa Banque Universelle c’est créer une banque catholique qui aurait pour ambition ultime d’amener le pape à Jérusalem. Rien que ça. Ce projet utopique a une base au départ bien plus concrète : la haine des Juifs de Saccard. Elle est personnalisée en Gundermann, un richissime banquier juif que Saccard déteste. Les deux hommes s’opposent dans un conflit entre la passion et la raison. Saccard est emporté, impulsif, amené à magouiller pour rendre la réalité plus proche de ses désirs, même sa détestation de Gundermann est d’ordre viscérale, atavique. Gundermann, quant à lui, est très froid, il se nourrit de lait, il ne va jamais à la bourse lui-même, chapeautant ses affaires de loin, en homme sensé. Il mise sur la chute de Saccard mais discrètement, laissant la sauce monter doucement sans jamais s’énerver.

« Pour moi, les juifs, ce sont des hommes comme les autres. S’ils sont à part, c’est qu’on les y a mis. »

Mais le personnage le plus important de L’argent, outre Saccard lui-même, c’est Madame Caroline. Elle est très proche de lui, elle en tombe amoureuse. Ils couchent ensemble même. Bref, on la voit pendant une grande partie du roman, s’enticher pour Saccard, avoir pour lui la plus grande admiration mais elle sent qui a quelque chose qui ne va pas dans les magouilles qu’il met en place. Mais nous lecteurs et lectrices, on l’aime bien Madame Caroline et on connait Saccard. On sait que ça va mal finir.  Donc on espère qu’elle va s’en tirer quand le château de sable s’écroulera. 

Zola nous décrit aussi une panoplie de personnages tels Dejoie, les Beauvilliers, les Maugendre, Mazaud qui vont tous investir jusqu’à leur dernier denier dans des actions Universelle. Ils sont un fil rouge dans le récit, on essaie de leur hurler en vain de fuir, pauvres fous qu’ils sont. Quand la dégringolade vient, on se sent voyeur d’un spectacle mortifère.

Dernier axe narratif principal orchestré par notre cher Zola, il s’agit de l’affaire qui tourne autour de Victor, le fils caché de Saccard. Une affaire dont il se fiche éperdument et que je trouve un peu artificiellement mise en scène pour nous présenter un petit groupe de personnages dont le plus truculent est certainement la Méchain, avec sa mallette plein de titres pourris qui va faire office d’oiseau de mauvaise augure.

Dans cette ressemblance qui la frappait, il était inquiétant, ce gamin, avec toute une moitié de la face plus grosse que l’autre, le nez tordu à droite, la tête comme écrasée sur la marche où sa mère, violentée, l’avait conçu.

L’argent pour l’argent

Zola ne déteste pas l’argent. Il a été pauvre et est à présent bourgeois prospère, vaudrait tout de même mieux ne pas cracher dans la soupe, surtout quand on a les moyens d’y mettre du beurre. Mais ce roman n’est pas un récit d’hypocrite.

Ce que Zola dénonce c’est l’argent comme un but et non comme un moyen. Entendons-nous, Saccard n’est pas un Picsou, l’argent doit être un signe ostentatoire et ce qui est enfermé dans un coffre ne saurait être vu. Mais quand il clame « Le cours de trois milles, il me le faut, je l’aurai ! »(à prononcer avec la voix et le ton de Louis De Funès), il ne le fait que dans l’objectif de se pavaner dans la toute puissance que cela lui offre et de mettre à mal Gundermann et son impassibilité. Cela n’a en terme spéculatif et financier, aucun intérêt.

« Et toi, tu n’en veux pas des actions ? »
Maxime, qui marchait à petit pas, se retourna d’un sursaut, se planté devant lui.
« Ah ! non, par exemple ! Est-ce que tu me prends pour un imbécile ? »

Ceux qui paient les conséquences ce sont les gens dits « normaux » qui ont mis tout leur pognon dans des actions Universelles et se retrouvent littéralement du jour au lendemain, avec du sable entre les mains. Cela vous dit quelque chose ? L’argent est, malgré le côté désuet du fonctionnement boursier avant l’ère du tout électronique, d’une modernité incroyable. On ne peut que penser à la crise de 2008 lors de laquelle des gens de se sont retrouvés sans fonds de pension, sans maison, sans plus rien, parce que la bulle immobilière à la valeur gonflée artificiellement par des magouilles et des mensonges a pété à la face du monde. 

J’ai revu The big short récemment, un film au montage épileptique mais au propos édifiant, qui raconte toute l’histoire des subprimes du point de vue des quelques uns qui l’avaient vu venir et qui s’en sont mis plein les poches en pariant sur le massacre.  Je n’ai pas arrêté d’y penser en lisant le roman de Zola. Le processus est le même, les conséquences aussi. La différence est que Saccard fut bel et bien poursuivi en justice (mais sans conséquence désastreuse, il est juste allé ruiner des gens à l’étranger). De nos jours, on va piocher dans les caisses de l’Etat pour renflouer les banques.

L’argent aujourd’hui

L’argent n’est pas un roman zolien qu’on lit beaucoup de nos jours. On pourrait se demander pourquoi, vu sa modernité. Au bonheur des dames par exemple est édifiant de modernité et est encore beaucoup lu. Je ne peux que vous soumettre des hypothèses .

Peut être l’évidence du déroulé de l’intrigue y est-elle pour quelque chose ? Mais surtout, c’est que la Bourse, faut l’avouer c’est assez rébarbatif comme sujet : beaucoup de descriptions sur les affaires boursières, faut passer au travers, c’est très spécifiques en terme de vocabulaire et de fonctionnement. Autant on peut se projeter facilement dans le fonctionnement concret d’une mine, autant là on est dans l‘abstraction de la haute finance, avec beaucoup de notions de droit. Zola nous abreuve aussi de propos marxistes d’un des personnages (encore une histoire d’opposition capitalisme vs socialisme). Il est, je trouve, plus difficile de passer au-dessus que dans La curée, c’est vraiment omniprésent, quand La curée racontait avant tout l’ascension et la chute de Renée. Peut-être un peu dépassé dans sa façon d’aborder le sujet pour intéresser des lecteurs modernes ?

Passé ces inconvénients, L’argent reste très prenant et bien ficelé avec une fin qui fait rudement penser à celle de Germinal, sur un fond d’optimisme grandiloquent comme Zola sait faire. Un récit où les gens qui se comportent de façon raisonnée et raisonnable avec l’argent s’en tirent bien, confirmant l’intention moralisatrice de ce roman. 

L’argent est le fumier dans lequel pousse l’humanité de demain.
(citation légèrement modifiée)

L’argent est un roman d’une étonnante modernité. La comparaison avec la crise des subprimes de 2008 saute aux yeux. Pourtant, Zola ne réussit pas tout à fait à nous faire oublier que le sujet initial est assez rébarbatif. Autant on se passionnera pour le sort réservé aux Beauvilliers et autres Maugendre, autant les longues pages de descriptions légales et financières sont plus difficiles d’accès. 

Informations éditoriales

Roman écrit par Emile Zola. Publié en 1891. 542 pages dans l’édition Livre de Poche Classique. Couverture : tableau de Pierre Carrier-Belleuse, Dans le compartiment de train (détail). La présente édition est accompagnée d’une préface et d’un dossier.

Pour aller plus loin

Mon billet d’intention de relire les Rougon-Macquart.
La fortune des RougonLa curéeLe ventre de ParisLa conquête de PlassansLa faute de l’abbé MouretSon excellence Eugène RougonL’AssommoirUne page d’amourNanaPot-bouilleAu bonheur des damesLa joie de vivreGerminalL’oeuvreLa TerreLe rêveLa bête humaine. La débâcle. Le docteur Pascal.
Une relecture commune avec Alys (son billet) et Baroona (son billet).
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20 commentaires sur « L’argent | La folie des grandeurs »

  1. Ha ça donne envie ce titre ! Mais tout ceux des Rougon que tu chroniques donnent envie de toute façon 🙂
    Et je vois que tu en est déjà à l’avant dernier !! Je n’ai pas encore poursuivi après Le ventre de Paris moi, mais je vais continuer à l’occasion 🙂

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  2. « J’ai vu la folie des grandeurs de Saccard, gonfler gonfler, et puis « paf ! » » –> Après Paf le chien, Paf le Saccard!!! 🤣
    Super chronique, tu dégages, sans surprise te connaissant, les grands thèmes du roman.
    L’intrigue de Victor c’est quand même extraordinaire comme truc qui monte, qui monte et qui fait paf aussi, mais un tout petit paf, comme un soufflé 😂 J’aime bien Saccard, il est vraiment inarrêtable, plus grand que nature dans son délire…

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  3. *va remplacer son propre billet par un unique lien vers cette chronique*
    Je me rends compte en te lisant qu’il y a un truc que j’ai un peu zappé : toute l’inspiration concrète de Zola d’affaires et de personnages de l’époque, c’est presque un documentaire par moment.
    Faut que j’essaye de voir « The Big Short » assez prochainement, pour voir si ça me fera dire « ah tiens, c’est comme dans L’Argent ». 😄
    « Zola nous abreuve aussi de propos marxistes d’un des personnages » : coucou et courage Sigismond, c’est la luuuuuutte…

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    1. Mais arrête XD

      Oui le caractère documentaire est une caractéristique du naturalisme, très important, ça donne une valeur quasi historique aux livres. J’en ai parlé avec mon frère justement (qui est prof de français, ça m’aide à mettre des termes chics sur des ressentis de lecture :D)
      Haha oui c’est une bonne idée, ça me rend très curieuse de savoir si ça marche dans l’autre sens aussi. Tu me tiendras au courant. Il est sur Prime si jamais (je sais pas pour combien de temps).

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  4. J’avoue que la thématique de ce roman ne m’intéresse pas du coup, mais ça a tout de même l’air intéressant ! Et quel projet de vie « se ruiner, et aller finir sa vie dans un couvent », c’est bien triste.

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  5. Comment ? Gundermann, vous êtes juif ? Ça alors, Gundermann est juif.
    Bah, voilà, encore une livre qu’il me faut a tout prix (c’est le cas de le lire) mettre sur ma pile.
    Et j’ajoute « the Big Short », ainsi que l’adaptation du roman par Marcel L’herbier que l’on dit formidable.
    Excellent article une fois de plus, une valeur sûre. 😉

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    1. Je crois que le sens de ta blague m’échappe, ça vient d’un film ? 😅
      Ma foi ce serait un livre atypique sur ta PàL vu qu’on le lit assez peu de nos jours, mais tu devrais en avoir pour ton argent (:D)
      Je serais très intéressée par ton retour sur The big short, entre autre sur le montage que j’ai trouvé assez particulier, surtout sur petit écran. Je ne savais pas que l’on disait l’adaptation formidable, faudra que je me renseigne à son sujet.
      Merci ^^

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      1. Tu remplaces Gundermann par Salomon, tu mets la phrase dans la bouche de Funès (alias Victor Pivert) et tu l’imagines en train de danser sur de la musique yiddish. 😉
        Je n’ai pas vu hélas « L’argent » de l’Herbier, il fait partie des films qu’il faut que je voie.

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  6. L’avis de Baroona m’avait fait penser que je trouverais ce titre rébarbatif, celui d’Alys me l’avait rendu plutôt comestible et vla qu’avec le tien, je suis dans un entre-deux… Je pense que les personnages (dont je vais aimer détester certains) vont m’intéresser mais que l’aspect financier (et son vocabulaire) va peut-être me faire bailler.

    wait and see an l’an de grâce 2025 :p

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    1. Ha tu planifies déjà ta lecture pour 2025 ? Je viendrai te demander des comptes à ce moment-là alors 😀
      Les aspects financiers peuvent être lus en diagonale mais comme ils sont vraiment au centre de récit, c’est plus gênant que dans La curée par exemple. En tout cas il y a encore des scènes de dingue dans ce livre, donc il vaut le coup.

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